ANALYSES

Les divergences économiques des populismes européens

Tribune
21 décembre 2016
Le calme relatif sur les marchés européens offre un contraste saisissant avec l’aggravation de la situation de fond. Pour l’instant, les marchés semblent être davantage influencés par l’évolution des politiques monétaires des deux côtés de l’Atlantique et les perspectives de croissance à court terme que par les menaces politico-économiques auxquelles l’Union européenne est confrontée. Après les accès de stress financier qui ont caractérisé la crise de l’euro, la phase actuelle de complaisance pourrait présenter certains avantages. L’interprétation implicitement bienveillante de la situation semble motivée par l’idée que l’establishment européen a la capacité, dans une certaine mesure, de contrer la vague populiste qui secoue le continent ou, au moins, d’opposer un front uni.

Pourtant, une dynamique d’éclatement politique et idéologique entre pays, qui est antérieure à la montée électorale des partis populistes, gagne en intensité au sein de l’establishment européen lui-même. Le populisme, loin d’être un mouvement anti-UE uniforme, aggrave donc en fait, particulièrement en Allemagne, une logique préexistante qui laisse l’UE démunie face à ses propres failles. Cette situation empêche aussi bien un rééquilibrage au sein de la zone euro que des négociations pragmatiques sur le Brexit, en raison des pressions populistes au cœur de l’UE et du raidissement simultané du système dans sa périphérie. Le populisme, dans une Europe fragmentée, promet donc d’entraîner des conséquences économiques d’une nature différente de celles de l’élection de Donald Trump aux États-Unis.

Les taux souverains de long terme ont grimpé à peu près partout en Europe, notamment en Allemagne, pour des raisons qui, bien que diverses, ne reflètent pas cette situation sous-jacente. Les marchés européens semblent moins guidés par une évaluation fondamentale que par les signaux de la BCE quant à une normalisation progressive (en raison d’un mélange de considérations économiques et de pressions politiques) et la dynamique des taux aux États-Unis. La victoire de Donald Trump a renforcé les attentes d’un plan d’action propice à la croissance et a permis à la Fed de se lancer dans une voie plus crédible de hausses de taux, dont la perspective a propulsé les taux d’intérêt à long terme des deux côtés de l’Atlantique. De même, les marchés boursiers européens tendent à suivre le rallye de Wall Street (dont la viabilité pourrait être mise en doute), de façon certes plus modérée. Dans le même temps, une série d’événements majeurs, du vote du Brexit au référendum italien en pleine crise bancaire en passant par la nouvelle épreuve de force au sujet du plan de sauvetage grec alimente des spéculations de fond quant au sort de l’Union européenne, sans pour autant déclencher une véritable crise financière jusqu’à présent.

Il serait peu sensé, à première vue, de se plaindre de la complaisance des marchés. En 2011 et 2012, l’agitation financière sur la question des dettes publiques de la zone euro avait produit des effets politiques déconcertants. L’imposition par les bureaucraties nationales, européennes et internationales de programmes d’austérité contreproductifs a retardé toute reprise véritable et tout désendettement dans les pays touchés. Toutefois, la capacité de l’establishment politique de la zone euro à maintenir la monnaie unique, grâce à une réponse finalement centrée sur la rhétorique de la BCE et, plus tard, sur la dévaluation de l’euro au moyen d’achats d’actifs massifs, a modifié la façon dont les salles de marché perçoivent la politique européenne dans son ensemble.

La préservation de l’euro constitue bien un enjeu existentiel, non seulement pour les institutions de l’UE, mais aussi pour la plupart des élites nationales, qui se sont focalisées, au cours des trois dernières décennies, sur la question de l’unification monétaire. Cet aspect sous-tend à lui seul l’engagement à éviter l’éclatement de la zone en temps de crise. Il est insuffisant, en revanche, s’il s’agit de trouver un véritable terrain d’entente entre dix-neuf gouvernements nationaux, aux traditions économiques diverses, sur le type très ambitieux de mutualisation ou de coordination macroéconomique qui rendrait en théorie l’union monétaire viable.

Les commentateurs ont tendance à analyser la montée du populisme en Europe comme une tendance relativement homogène qui défie l’orthodoxie de l’UE dans un contexte de difficultés économiques et de tensions identitaires. La réalité est plus complexe, étant donné que le populisme suit des tendances nationales spécifiques. Les mouvements anti-establishment, même s’ils parvenaient au pouvoir dans toute l’UE, n’auraient pas une plateforme commune de gouvernement, bien au contraire. Si l’on s’intéresse à des sujets spécifiques, le Front national en France et l’AfD en Allemagne, par exemple, partagent une hostilité commune à l’euro (selon des modalités plus ou moins précises) et à l’immigration. Pour autant, leurs approches se révèlent, dans l’ensemble, difficilement compatibles.

Sur le plan économique, le FN est un parti étatiste dont l’approche repose sur une version française du keynésianisme administratif alors que l’AfD suit un credo économique qui n’est pas très éloigné, dans le fond, du centre de gravité ordolibéral de la politique allemande, sur le plan économique. La mutualisation ou la fédéralisation de la politique économique sont encore plus taboues aux yeux des populistes allemands que pour les partis allemands traditionnels. De façon plus importante encore, contrairement à la variante la plus commune, le populisme allemand tend plutôt à dissuader le gouvernement d’envisager un plan d’investissement significatif ou d’encourager des hausses de salaire importantes. Ces mesures sont pourtant les seules qui permettraient de rééquilibrer l’économie européenne, en ce qui concerne la compétitivité entre les divers pays, et de stimuler la croissance. L’actuelle course à l’abîme a l’effet précisément opposé.

Aux États-Unis, l’approche de Donald Trump s’appuie, malgré une campagne controversée, sur une évaluation économique qui dépasse les limites de la simple contestation antisystème. L’approche protectionniste qu’il a présentée au cours de la campagne se traduit surtout par la volonté de créer des emplois manufacturiers au sens large. Cela arrive à un moment où des innovations importantes, notamment dans l’industrie automobile, rendent cette perspective tangible à l’aide de moyens plus discrets et efficaces qu’une guerre commerciale ouverte, dans un environnement mondial où la manipulation monétaire va bon train. La surévaluation du dollar constitue certainement une menace à cet égard. Cette approche (dont on trouve une variante particulière au Royaume-Uni avec l’évocation par Theresa May d’une stratégie industrielle) indique néanmoins un changement fondamental qui redéfinit finalement la réflexion politico-économique de l’intérieur.

En Europe continentale, sans même spéculer sur la tournure que prendront les diverses élections, la pression exercée par les mouvements populistes sur les gouvernements nationaux aggrave une logique fondamentale de divergence et d’incompatibilité des approches. Les diverses variantes de populisme européen partagent certes un même type de position antisystème. Dans la plupart des cas, elles affichent également une organisation bancale, une culture partisane qui reste enracinée dans l’extrémisme et un manque de crédibilité institutionnelle. Malgré ces similitudes, les mouvements en question diffèrent à bien des égards sur le plan économique et reposent naturellement sur des habitudes de pensée nationales, que l’on retrouve au centre de leurs échiquiers politiques respectifs. En particulier, le populisme allemand tend à rendre encore plus rigide la politique économique allemande et exclut toute coordination macroéconomique. Dans le reste de la zone euro, le populisme tend plutôt à nourrir un rejet des règles fiscales de l’euro et des establishments nationaux qui, en retour, se pétrifient encore davantage.

La réduction du populisme européen à une tendance uniforme, sans voir notamment la spécificité allemande en la matière, ajoute à la confusion qui règne actuellement quant à la dynamique de l’Union européenne. Les mouvements populistes constituent une menace pour l’UE non pas tant en raison de leur positionnement eurosceptique que parce qu’ils soulignent et approfondissent les lignes de fracture qui séparent les scènes politiques nationales et empêchent des stratégies de rééquilibrage réalistes. La monnaie unique rend cette situation d’autant plus nocive qu’aucun rééquilibrage ne peut avoir lieu dans ce cadre sans un niveau particulièrement élevé, sans doute inaccessible, de coordination politique.
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