ANALYSES

L’annulation du contrat Mistral : le choix de la raison

Tribune
20 août 2015
Avec toute la croyance et tous les espoirs que l’on pouvait avoir quant à une issue heureuse de la vente des bateaux Mistral à la Russie, les chances que ceux-ci soient livrés apparaissaient de plus en plus minces et l’annulation du contrat au début du mois d’août 2015 n’est malheureusement que la conclusion la plus prévisible de cette affaire. Il y eut beaucoup de commentaires sur le sujet tant sur la vente elle-même et sur son annulation que sur le coût du remboursement. Le moins que l’on puisse dire est qu’en général ces commentaires manquent singulièrement de nuances sur un dossier qui est complexe tant sur le plan politique que sur le plan commercial.
Sur un plan politique, la position « naturelle », et la plus opportune de la France n’est pas d’être alignée sur les Etats-Unis ou l’Otan ni d’être « pro-russe » et ce, si on reprend le jargon de nombre de commentateurs. La fin de la guerre froide a ouvert une période qui devait être mise à profit pour mettre en place une politique de sécurité pan européenne qui englobe la Russie et pour nouer un partenariat stratégique avec ce pays, nécessaire tant pour des questions de sécurité que pour des raisons économiques.

Le résultat de cette politique au moment du début de la crise ukrainienne était bancal et explique pour partie la situation actuelle. La Russie a dramatiquement souffert de son insertion dans l’économie de marché dans les années 90. Sur le plan de la sécurité, le dialogue avec la Russie s’est inscrit dans le cadre de l’Otan ce qui était paradoxal puisque l’organisation avait été constituée en 1949 pour faire face à la menace soviétique. Quand Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir au début des années 2000, son objectif était donc de redresser la Russie sur le plan économique et politique. Autocrate à la fibre patriotique « sur-développée », son objectif fut donc de regagner le terrain perdu en termes d’influence, de ne plus céder un pouce de terrain face à ce qu’il considère comme un expansionnisme occidental. L’Otan en tant que telle n’était pas et n’est pas une menace pour la Russie mais Vladimir Poutine et la Russie considèrent que c’est une menace. Les Occidentaux ont toujours négligé cette perception russe.

Quant à la France, elle va vivre ces années dans une forme d’insouciance face à des développements qui ne peuvent conduire qu’à une forme de crispation avec la Russie. Le partenariat stratégique entre la France et la Russie se noue bien de fait au niveau économique mais, parallèlement, il n’y a pas de vrai dialogue politique. Le cadre bilatéral ne traite pas vraiment des questions de sécurité. Nous n’avons pas durant cette période essayé d’influer sur la politique de l’Union européenne, notamment sur les effets potentiellement négatifs de la politique de voisinage à l’Est ou sur celle de l’Otan. Quant à la Russie, elle a repris, face à cette situation, sa traditionnelle tactique utilisée du temps de la guerre froide qui consiste à essayer de diviser les Occidentaux par le biais des dialogues bilatéraux et d’avoir une politique de renseignement agressive qui ne rassure pas sur les intentions russes.

Quand la perspective de pouvoir vendre les bateaux Mistral à la Russie s’est ouverte, nous étions dans cette situation « d’entre-deux », la Russie est devenue le parfait « frenemy ». D’un côté, il y avait toujours de la part de la France cette volonté de nouer un partenariat stratégique avec la Russie. Les Etats-Unis et Barack Obama avaient également lancé en 2009 leur politique du « reset », preuve que l’objectif restait d’avoir un rapport apaisé avec ce pays. Mais les Etats-Unis sous la présidence Bush ont eu une attitude ambigüe dans la crise géorgienne, donnant le sentiment qu’ils soutiendraient le président Saakashvili en cas d’opération militaire en Ossétie du Sud et précipitant sans doute par là même le déclenchement du conflit. De plus, l’OTAN a décidé depuis le sommet de Bucarest d’avril 2008 que « l’Ukraine et la Géorgie avaient vocation à rejoindre l’Otan », et le désaccord sur le volet européen de la défense anti-missile persiste malgré la nouvelle mouture de ce projet présentée par Barack Obama en septembre 2009 qui repousse à 2016 la date de déploiement des systèmes susceptibles de remettre en cause la force de dissuasion russe. La relation de sécurité avec la Russie est donc passablement dégradée, ce qu’a traduit le discours de Vladimir Poutine à la conférence sur la sécurité de Munich, en février 2007, véritable réquisitoire contre la politique de sécurité des Etats-Unis.

La décision de la France de signer le contrat Mistral ne fut donc pas aisée à prendre en 2011. Les administrations des ministères concernées étaient divisées et il en allait de même dans la classe politique où le débat transcendait les clivages entre les deux principales familles politiques même si ce débat restait feutré.

Dans un tel cas de figure, il faut essayer d’être le plus objectif possible et nous avions à notre disposition la position commune de l’Union européenne de 2008 qui définit les lignes directrices encadrant les exportations d’armes des pays membres de l’Union européenne. Le quatrième critère de celle-ci dispose notamment :
« Les Etats membres ne délivreront pas d’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que le destinataire envisagé utilise l’exportation en question de manière agressive contre un autre pays ou pour faire valoir par la force une revendication territoriale.
Lorsqu’ils examineront ces risques, les Etats membres tiendront en compte notamment les éléments suivants :
a) L’existence ou la probabilité d’un conflit armé entre le destinataire et un autre pays.
b) Une revendication sur le territoire d’un pays voisin que le destinataire a, par le passé, tenté ou menacé de faire valoir par la force.
c) La probabilité que l’équipement soit utilisé à des fins autres que la sécurité et la défense nationales légitimes du destinataire. »

Etant donné la situation qui résultait du conflit géorgien de 2008, on ne pouvait balayer d’un revers de main les lignes directrices en matière d’exportation de la position commune sur les exportations d’armement. La légalité de la vente du Mistral à la Russie devait donc être discutée à l’aune de ce texte. Peut-on dire qu’il y avait un risque « manifeste » d’utilisation du Mistral pour faire valoir par la force une revendication territoriale ? En 2011, sans doute pas. Il n’y avait alors aucune raison de penser que la situation puisse se dégrader en Géorgie et certainement pas en Ukraine. C’est la réponse qui fut en tout cas donnée par le président Sarkozy qui autorisa la signature du contrat et qui ne fut pas remise en cause par François Hollande lors de son élection à la présidence de la République en 2012.
A cette époque, la France ne fut pas le seul pays européen à avoir considéré que l’on pouvait vendre des armes à la Russie. Les Espagnols et les Néerlandais étaient en 2011 nos concurrents pour vendre les porte-hélicoptères que souhaitaient acquérir les Russes. Nous avons vu avec l’embargo sur les exportations d’armes décrété en juillet 2014 que l’entreprise allemande Rheinmetall avait dû annuler un contrat pour un centre d’entraînement et de formation militaire pour un montant de 100 millions d’euros. Quant à l’Italie, elle était peut-être le pays le plus engagé sur des projets de coopération structurelle avec celui d’un sous-marin commun entre l’entreprise italienne Fincantieri et l’entreprise russe Rubin et des projets de vente de blindés fabriqués par Iveco. Faire de la Russie un ennemi « rétro-actif » est donc pour le moins exagéré, même si la question des exportations d’armement vers ce pays devait naturellement faire débat dès 2011.

Quand l’embargo sur les exportations d’armes de l’Union européenne est décidé en juillet 2014, la situation est bien différente. La Russie a téléguidé le référendum en Crimée dans des conditions ne respectant pas la constitution ukrainienne et ce, quelle que soit la légitimité du résultat. La guerre fait rage dans l’Est de l’Ukraine et la Russie fournit de l’aide aux insurgés du Donbass.

A ce moment-là, la règle non écrite qui existe depuis la fin de la guerre froide et qui a été mise en vigueur durant les guerres balkaniques devait s’appliquer : recherche d’une solution diplomatique à la crise et embargo sur les exportations d’armes aux belligérants, ce qu’est devenue indirectement la Russie. La France va alors obtenir que les bâtiments Mistral soient écartés de l’embargo au motif que le contrat avait été signé en 2011 avant l’embargo. En réalité, dès ce moment-là, il est impossible de livrer les Mistral. Mais il n’y a pas de raison de se précipiter. En juillet 2014, les bâtiments n’ont pas fini d’être construits et il n’y a donc pas de licence d’exportation à délivrer pour opérer le transfert en douane. Il faut de toute manière donner sa chance à la négociation et à la résolution de la crise : la Russie n’est pas un ennemi mais nous ne pouvons pas livrer le bâtiment tant que la crise ukrainienne n’est pas réglée. En octobre de l’année dernière, j’ai ainsi écrit qu’il fallait différer la livraison des Mistral le temps de trouver une solution à la crise, ajoutant toutefois qu’il fallait avoir une perspective claire de chance de succès à la mi-2015 car nous ne pouvions différer éternellement cette livraison. Le retard à livrer nous mettait en effet dans une situation peu confortable : paiement de pénalités pour retard dans l’exécution du contrat, frais de gardiennage, qui ne pouvaient durer indéfiniment. Il en allait de même pour les Russes qui avaient payé les bateaux et qui étaient en droit de les obtenir. A cette époque, un confrère américain m’avait critiqué pour ne pas avoir prôné l’annulation pure et simple du contrat et m’être prononcé pour une simple suspension de la livraison. A mon sens, annuler le contrat en octobre 2014 revenait à qualifier la Russie d’ennemie, ce qui était en l’état une vision subjective, seule la résolution de la crise ukrainienne dans des conditions satisfaisantes devant être le critère permettant la livraison ou non du bateau, c’est-à-dire en se basant sur une vision objective de la situation. Or, en octobre 2014, nous pouvions encore donner du temps au temps quant à la livraison du bateau alors que les accords de Minsk, signés en septembre 2014, fixaient les bases théoriques d’un règlement du conflit ukrainien.

Aujourd’hui, la situation est la suivante : grâce aux efforts communs de la France et de l’Allemagne, les accords de Minsk ont acquis une légitimité internationale. Il reste maintenant à les appliquer et on peut espérer un règlement de la crise même si malheureusement les combats ont repris récemment dans le Donbass. Mais la perspective de règlement définitif de cette crise devrait dépasser la fin de l’année, terme fixé par lesdits accords. Ce délai est donc désormais incompatible avec un calendrier raisonnable de livraison des bâtiments. On ne peut pas imaginer une livraison des bateaux à la mi-2016, un an et demi après leur construction. La pérennisation du contrat Mistral n’est donc plus possible, ce que la Russie et la France ont constaté d’un commun accord en annulant le contrat. Nous ne pouvions livrer le bâtiment aujourd’hui car, si l’on se réfère à la position commune, le risque de voir les bâtiments être utilisés pour des revendications territoriales subsistent encore et ce, tant que la crise ukrainienne n’est pas réglée.

Enfin, il faut noter que la France a parallèlement refusé, lors du dernier sommet de l’OTAN à Newport en septembre 2014, que soit décidée la livraison d’armes à l’Ukraine afin de pouvoir jouer un rôle constructif dans le règlement du conflit et d’éviter une escalade des opérations militaires dans l’Est de l’Ukraine. La France applique donc bien la règle qui devrait être appliquée par tous : pas de livraison d’armes tant qu’une solution à la crise n’a pas été trouvée.

Ainsi, la décision de la France de ne pas exporter les bâtiments Mistral est une décision conjoncturelle liée au non règlement de la crise ukrainienne. C’est une décision raisonnable, que l’on pourrait rattacher au principe de précaution, qui ne présage absolument pas de nos rapports futurs avec la Russie puisque les objectifs que nous nous étions fixés à l’issue de la guerre froide, nouvel ordre de sécurité en Europe et partenariat stratégique avec la Russie, restent pleinement valables.

Sur le volet commercial, la situation est également moins caricaturale qu’on ne la présente parfois. Il faut tout d’abord rappeler que les bâtiments de projection et de commandement (BPC) sont des matériels de guerre soumis à une législation particulière en matière d’exportation. On ne vend pas n’importe quelle arme à n’importe qui. Et il s’écoule en général plusieurs mois ou plusieurs années entre le moment où un contrat est signé et le moment où le matériel est livré après fabrication. Or, la situation internationale, qui justifie l’autorisation ou le refus d’exporter, peut changer entre les dates de signature des contrats et les dates de livraison des matériels. L’annulation du contrat Mistral n’est donc pas un événement exceptionnel. C’est une situation plus fréquente qu’on ne le croit et il n’y a pas que la France qui est soumise à ce type d’imprévu.
Rien que pour la France, on peut citer comme exemples de ventes d’armes qui ont été annulées, celle du sous-marin construit pour l’Afrique du Sud et dont la livraison a été bloquée en 1977 du fait de l’embargo décidé face au régime d’apartheid pratiqué par l’Afrique du Sud, ou l’arrêt des ventes d’armes à l’Irak suite à la guerre du Golfe de 1990 après que le Koweit eut été envahi par l’Irak. Plus proche dans le temps, il y eut l’embargo sur les exportations d’armes vers la Libye du colonel Kadhafi en 2011 qui a été décrété quatre ans après qu’un accord de coopération militaire ait été signé, l’embargo conduisant à stopper la modernisation des missiles anti-char Milan. Il avait même été envisagé de vendre des Rafale à la Libye. Dans tous ces cas de figure, il est heureux que « la parole de la France » n’ait pas été respectée.
Sur les estimations du coût du remboursement du Mistral, beaucoup de choses ont également été dites sachant… que nous ne savons rien. Nous ne connaissons pas les termes du contrat signé avec les Russes, qu’il s’agisse de son montant, de son contenu exact, des différentes clauses en cas d’annulation. Pour l’heure, nous ne connaissons pas non plus le coût exact du remboursement, donné à environ 1 milliard d’euros, sachant que ce montant sera communiqué au Parlement. Or, certains parlent d’un coût pour la France d’1,5 milliards à 2 milliards d’euros, des chiffres qui paraissent bien exagérés si on fait preuve d’un tant soit peu de bon sens.
Il faut en effet rappeler que le contrat a été signé avec DCNS, STX construisant la coque. Cela veut dire que, pendant trois ans, les ouvriers de STX et DCNS ont pu travailler grâce à ce contrat et à l’argent russe, que les tôles et les équipements ont dû être achetés et que donc toute la chaîne de sous-traitance française impliquée sur la fabrication des Mistral a pu vivre grâce à ce contrat. En remboursant les Russes, tout se passe donc aujourd’hui comme si c’était l’Etat français qui avait commandé ces deux bâtiments et non les Russes. L’argent de l’Etat a ainsi servi à payer des entreprises françaises et des emplois ont été générés ou préservés grâce à la commande de ces deux bateaux. On ne peut donc dire que cet argent a été perdu ; il est simplement, tant que les bateaux ne sont pas revendus à un autre pays, mal employé puisque la marine française n’a pas besoin de ces deux bâtiments.

Il a également été évoqué dans le coût des deux bateaux la marge bénéficiaire de DCNS de 350 millions d’euros. Cela voudrait dire que DCNS fait une marge de près de 30% sur ses ventes, puisque les deux bateaux ont été vendus 1,2 milliards d’euros. Cette nouvelle devrait ravir le PDG de DCNS et ses actionnaires, l’Etat et Thales, et faire pâlir de jalousie les entreprises d’armement américaines. Avec une telle marge, il est clair que tous les fonds d’investissement vont se ruer pour investir dans les entreprises françaises de défense… Plus sérieusement, il suffit de regarder les bilans financiers de n’importe quelle entreprise pour comprendre qu’une marge bénéficiaire de simplement 10% est extrêmement rare dans le monde industriel. Ce chiffre n’est pas sérieux.

Le coût de gardiennage et de maintenance serait de 5 millions d’euros par mois ? On ne connait pas son montant mais on peut penser que c’est la maintenance qui représente la part la plus importante de ce chiffre et non le gardiennage. Toujours est-il que tant que les bateaux ne sont pas vendus, et si cette somme, qui n’a jamais été officiellement confirmée, est exacte, cela représente 60 millions d’euros par an, soit 5% de la valeur du contrat. C’est à la fois beaucoup en valeur absolue et peu rapporté à la valeur du contrat. Cela explique aussi qu’il était possible d’attendre un peu avant d’annuler le contrat avec la Russie.

Il reste le coût de démontage du matériel russe dont on ne connait pas le montant mais qui est de toute manière largement inférieur au coût du montage. En effet, lors du montage des équipements, il fallait intégrer les matériels russes à un système complexe et les tester, tâches qui n’ont plus lieu d’être lors du démontage. Quant au coût du montage d’équipements de remplacement, il ne peut se comprendre… que si nous trouvons un nouvel acquéreur. Il est aujourd’hui impossible de déterminer le montant des équipements de substitution des équipements russes puisque nous n’avons pas d’acheteur pour le moment et que donc nous ne connaissons pas ses besoins. De plus, ces nouveaux équipements devront être payés par l’acquéreur. Si celui-ci est un pays du Golfe, sans industrie de défense, il est probable que les équipements vendus pourront être français et non russes, ce qui fera un profit supplémentaire pour l’industrie de défense française.
En tout état de cause, on ne peut à la fois, pour calculer la charge supportée par l’Etat, additionner le coût des bateaux si nous ne les vendons pas et les coûts des équipements à intégrer si nous les vendons sans prendre en compte, dans ce dernier cas, le bénéfice de la nouvelle vente des Mistral. Dans le premier cas de figure, le coût sera celui qui sera présenté au Parlement français, c’est-à-dire plus ou moins 1 milliard d’euros, sachant que cet argent a déjà bénéficié aux entreprises françaises et aux emplois en France.

Si les bateaux sont revendus, l’objectif sera bien entendu pour l’Etat français de se rembourser intégralement. Cela ne sera sans doute pas totalement possible (coût de démontage des équipements russes, frais de gardiennage et de maintenance, sur le contrat) mais le coût n’avoisinera certainement que quelques dizaines de millions d’euros et non d’1,5 milliards à 2 milliards d’euros comme l’ont annoncé certains. Les dettes ne se multiplient pas comme les pains, et c’est bien heureux.
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