ANALYSES

Guerre en Ukraine : à quand la contre-offensive ?

Interview
17 mai 2023
Le point de vue de Lukas Aubin


Le président Volodymyr Zelensky effectue une tournée en Europe, alors que la contre-offensive ukrainienne se prépare depuis plusieurs semaines. Il s’est ainsi rendu au Vatican, en Italie, en Allemagne et en France afin de s’assurer du soutien de ses alliés. Du côté de Moscou, les récentes critiques d’Evgueni Prigojine, patron du groupe Wagner, à l’égard de l’état-major russe est, pour les observateurs, le signe que la Russie pourrait se trouver en mauvaise posture. À quoi ressemblera la contre-offensive ukrainienne ? Quel est le quotidien des populations ukrainiennes qui vivent près du front ? Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de la Russie, nous fait son retour de terrain d’Ukraine et répond à nos questions.

 

Alors que l’on observe une escalade des frappes aériennes russes et que le Kremlin accuse l’Ukraine de riposter avec des attaques aux drones, comment se matérialise la contre-offensive ukrainienne annoncée au printemps 2023 ? Comment Kiev et sa population se mobilisent-elles ?

D’une part, il est impossible de dire quand, comment et où se déroulera la contre-offensive. Certains experts disent qu’elle aurait même déjà commencé. Plusieurs sites, en Russie même, ont été attaqués ces dernières semaines, et ces attaques se multiplient. La plus impressionnante reste celle qui a été faite à l’aide de deux drones qui ont explosé aux abords du Kremlin, bien qu’on soit dans l’incapacité de savoir si ces frappes sont le fait des forces ukrainiennes. Volodymyr Zelensky et les élites ukrainiennes nient, jusqu’à présent, être les instigateurs de ces attaques en affirmant régulièrement que l’armée ukrainienne contre-attaque uniquement sur son territoire.

D’autre part, on observe sur le territoire ukrainien quelques changements. À Bakhmout, Evgueni Prigojine le chef de la milice Wagner, milice très présente sur le terrain, commence à être de plus en plus virulent à l’égard de l’état-major russe. Il critique régulièrement l’armée russe en déclarant notamment qu’il ne reçoit pas suffisamment de munitions sur le front. Or, l’enjeu est de savoir si ces critiques mettent en lumière le fait qu’il ne va pas tarder à quitter Bakhmout, considérant que la contre-offensive prochaine serait trop puissante et qu’il serait dans l’incapacité d’y résister, ou si elles désignent uniquement des failles internes en Russie qui ne sont pas nécessairement liées à cette contre-offensive.

Il y a tout de même un certain nombre d’indices qui laissent penser que la contre-offensive devrait arriver très prochainement et qu’elle devrait être assez puissante. La question étant désormais de savoir si elle le sera suffisamment pour repousser l’armée russe.

De manière générale, on sent une certaine fébrilité au sommet de l’État russe. On observe des faits encore inédits sous la présidence de Vladimir Poutine à savoir les critiques virulentes des autorités russes émises par certaines personnalités (Evgueni Prigojine, Ramzan Kadyrov, etc.), et la tentative de frappe visant le Kremlin par l’intermédiaire de deux drones. Même au plus fort de la guerre froide, ce n’était jamais arrivé.

Côté ukrainien, le moral semble bon. J’ai pu observer qu’il y a cette idée inébranlable que l’Ukraine sortira victorieuse de la guerre, signifiant que la communication de la part des autorités ukrainiennes a un effet positif sur la population. Que ce soit à Kiev, à Odessa ou à Kherson, tous les gens que j’ai pu rencontrer étaient assurés, ou du moins c’était l’impression que j’en ai eu, qu’il y aurait la victoire au bout. La majorité de la population participe de façon intensive à l’effort de guerre, chacun à son niveau. On a un certain nombre de soldats, de métier ou non, qui sont présents au front. Les hommes n’ayant d’autre choix que celui de participer à la guerre. Mais on sait qu’il y a également énormément de femmes qui, depuis leurs lieux de travail, depuis l’endroit où elles vivent, participent à l’effort de guerre.

À titre d’exemple, j’ai rencontré une femme à Odessa qui travaillait dans un salon de tatouage et qui m’expliquait qu’au moment du début de la guerre, le 24 février 2022, toutes ses collègues étaient parties à l’étranger lorsqu’elles avaient des enfants et que tous ses collègues étaient partis au front pour aller combattre. Elle était la seule à être restée dans ce salon de tatouage. Et, depuis lors, elle reverse en partie les recettes de son salon, soit pour participer à l’effort de guerre en l’envoyant à l’armée ukrainienne, soit pour participer à l’aide humanitaire.

 

Les frappes se multiplient à Kherson et un couvre-feu de 58h est mis en place. À quoi ressemble la vie des habitants de la ville après l’occupation russe ?

Il est assez facile d’aller à Kherson aujourd’hui. Il suffit de prendre un train depuis Kiev en direction de Mykolaïv, puis de faire appel à l’un des quelques bus qui partent de la ville pour se rendre à Kherson. Ce qui est frappant lorsqu’on se déplace, c’est qu’on passe à travers plusieurs villages d’une vingtaine d’habitations à chaque fois qui ont été méthodiquement détruites, probablement par l’armée russe. Il est difficile de comprendre la raison de ces destructions, mais c’est une illustration de la violence de cette guerre. De plus, il faut imaginer de part et d’autre de la route des carcasses de tanks explosés, des tranchées, ainsi qu’un check-point tenu par l’armée ukrainienne avant d’arriver enfin à Kherson.

Officiellement, Kherson est la capitale d’une des quatre nouvelles régions annexées par la Fédération de Russie et par Vladimir Poutine récemment. Cette ville représente donc un pan de la politique de Poutine, et l’échec, dans une certaine mesure, de sa guerre pour le moment.

Il faut savoir que depuis sa libération à la fin de l’année 2022, Kherson est une ville qui est bombardée toute la journée par les Russes. La ligne de front est située de l’autre côté du Dniepr et il n’y a pas une minute sans qu’on entende le bruit sourd des obus. Il y a très peu d’habitants qui y vivent encore aujourd’hui. Souvent les gens qui y restent sont plutôt âgés. Ils n’ont pas envie de quitter leur ville et considèrent qu’il n’y a pas d’autre endroit pour eux. Il faut imaginer que la vie y est quasiment impossible.



Là-bas, les habitants essaient de vivre normalement, mais sans y arriver. La ville a été libérée en novembre dernier par l’armée ukrainienne. Pourtant, les obus russes tombent et tombent encore. Il faut imaginer des grondements sourds comme le tonnerre chaque minute du jour et de la nuit. Les vitres tremblent, les gens marchent vite dans les rues en rasant les murs, beaucoup se signent. Cette guerre ressemble à la Première Guerre mondiale. Kherson est une ville fantôme. La plupart des magasins sont fermés. Les habitations ont les vitres et les portes obstruées par des planches de bois clouées. Par-ci par-là, les murs sont criblés de balles. Des cratères parsèment le sol. Les jardins d’enfants sont minés. Quelques soldats sont cachés dans des bunkers improvisés, non loin des tranchées. Pas la peine d’avoir beaucoup d’imagination pour deviner la violence des combats. Une grande majorité des habitants a fui, mais il en reste quelques-uns. Ils sont parfois ivres, parfois sans le sou, parfois amaigris. Souvent, les trois en même temps. Un homme m’a dit qu’il ne pouvait pas partir parce qu’il devait absolument s’occuper de son chat.

Sur les panneaux publicitaires, les réclames ont disparu au profit des messages politiques. « Gloire à l’Ukraine », « Kherson ville des héros », « le temps de la reconstruction est venu » remplacent déjà les vieux, mais déchirés « la Russie et Kherson : ensemble pour toujours ». Les stigmates extérieurs de l’occupation russe, destinés à acculturer une population locale farouchement ukrainienne malgré leur dominante russophone.



Pourtant, les blessures sont aussi intérieures. J’ai eu la chance de rencontrer cet homme qui m’a montré des vidéos de la libération. Sur l’écran fissuré de son smartphone, on pouvait voir des hommes, des femmes et des enfants chanter et danser en portant les soldats ukrainiens sur leurs épaules. Difficile d’imaginer qu’elles s’étaient déroulées il y a quatre mois au même endroit. « On était tellement heureux », m’a-t-il dit, en versant silencieusement une larme entre deux bombardements.

Dans les rues, dans les zones « touristiques », tous les commerces, toutes les maisons sont fermées, barricadées. On a cloué aux portes et aux vitres des planches en bois sans quoi les obus font exploser les vitres. Il est facile de trouver des zones de combat. Régulièrement, on trouve des traces d’impacts de balles sur les bâtiments, qu’il s’agisse des bâtiments officiels ou des maisons des habitants. Certains bâtiments sont explosés par les obus, des voitures ont brûlé et des barricades sont présentes au niveau des artères principales de la ville. De manière générale, les panneaux prorusses installés par l’ancien occupant ont été remplacés par des affichages pro-ukrainiens.

Tous les habitants racontent les mêmes histoires de torture et de viols pendant l’occupation. On parle aussi beaucoup de la vie sous l’occupation. Celle-ci a duré plusieurs mois durant lesquels il a bien fallu se nourrir. Beaucoup de gens racontent comment ils ont été obligés de faire les taxis pour les Russes, de travailler pour eux en échange d’une petite somme, de comment ils ont parfois été obligés de faire semblant d’être prorusses. Puisqu’en cas de soupçon de l’inverse, ils risquaient d’être enfermés, torturés, voire tués. On a donc affaire à une population qui, bombardée tout au long de la journée, semble en partie traumatisée.

 

Depuis le 20 mars dernier, Vladimir Poutine est visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale en réponse à la déportation illégale d’enfants ukrainiens. De plus, Volodymyr Zelensky réclame la création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression. Qu’en est-il des exactions de l’armée russe dont sont victimes les Ukrainiens ?

Aujourd’hui, quand on va à Kiev, à Irpin, à Odessa ou encore à Kherson, on rencontre des gens très différents qui racontent des histoires personnelles d’avant la guerre tout aussi différentes. En revanche, lorsqu’ils racontent l’occupation russe, les histoires sont bien souvent les mêmes. Il est assez frappant de voir que les viols, les actes de torture ou encore les arrestations arbitraires se sont répétés dans toutes les zones occupées alors qu’elles sont parfois très éloignées géographiquement.

De fait, cela pose de nombreuses questions, notamment celle de savoir si ces crimes de guerre que sont les tortures et les viols sont le fait d’une décision de l’état-major russe en amont, à savoir faire usage de la stratégie de la terreur sur le terrain afin de faire reculer l’armée et la population ukrainienne. Pour le moment nous n’avons pas de réponse à cette question et il faudra probablement plusieurs années avant d’en avoir, mais les faits relatés sont édifiants.

 
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