ANALYSES

Soudan : quelles perspectives dans une région prédisposée à l’instabilité ?

Interview
12 mai 2023
Le point de vue de Jean-Marc Gravellini


Pour ce pays de plus de 45 millions d’habitants, la catastrophe sécuritaire et humanitaire en cours laisse présager des jours sombres. À l’ouest de Khartoum où se déroulent des combats d’une extrême intensité, le Darfour, en crise depuis 2003, devient progressivement le deuxième théâtre d’affrontements armés. Tandis que le général Mohammed Hamdan Daglo, dit Hemetti, semble bénéficier du soutien, si ce n’est de la Russie, de la milice russe Wagner, le général Fattah al-Burhane semble être le leader qui incarne la continuité et la stabilité pour les pays voisins. Doit-on prévoir une reprise de la guerre du Darfour ? Comment réagissent les pays de la région ? La Russie a-t-elle pris parti ? Jean-Marc Gravellini, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste des enjeux sécuritaires et de développement dans la zone sahélienne, revient sur la crise en cours.

 

Le général Hemetti est originaire du Darfour et l’on peut voir que les violences qui étaient au départ cantonnées à Khartoum se propagent aussi à l’ouest, dans la région du Darfour. Doit-on craindre une reprise de la guerre du Darfour ? Pouvez-vous revenir sur l’origine de cette crise et sur son état actuel ?

Un retour de la guérilla dans la région du Darfour est tout à fait possible. Les oppositions armées, d’ailleurs, y ont d’ores et déjà repris. Pour autant, bien qu’on ne puisse prédire l’issue de cette opposition entre les généraux al-Burhane et Hemetti, si ce dernier devait perdre la bataille à Khartoum, compte tenu de ses origines qui remontent au Darfour et de son appartenance à la communauté arabe, ou encore de son passé de milicien, il trouverait facilement un refuge dans la région. Il serait alors en mesure d’entretenir une rébellion contre le pouvoir central.

La crise du Darfour est très ancienne ; on parle ici de décennies de guerre et d’affrontements. Dans ces régions, on retrouve le même problème qu’à l’est du Tchad avec des groupes ethniques très différents. De façon assez grossière, il y a deux grands groupes : les populations dites arabes, et d’anciennes populations nomades qui viennent du nord du Darfour, les Zaghawas, qui sont au pouvoir depuis 1990 au Tchad. Ces ensembles de groupes ethniques sont drastiquement opposés, voire rivaux. De même, on compte des régions périphériques qui se sont senties délaissées par le pouvoir central. Il est vrai qu’à Khartoum, la tradition voulait que ceux qui dirigent le pays viennent plutôt de la capitale, de la vallée du Nil, etc. Ainsi, ces populations du Darfour se sont senties menacées. À cela s’ajoutent des richesses naturelles importantes, dont de grandes réserves d’or qui ont permis à Hemetti de se constituer une fortune considérable en exportant de vastes quantités de ce métal vers les Émirats arabes unis et de créer des alliances. Aussi, aux tensions présentées ci-dessus se rajoutent d’importants enjeux économiques.

Il y a eu, au Darfour, des rébellions à répétition contre le pouvoir central, mais aussi des affrontements entre les différents groupes ethniques. Omar el-Béchir, l’ancien dictateur du Soudan, issu d’une tribu de « noirs autochtones arabophones », au pouvoir en 1993 et déchu en 2019, a utilisé certaines milices présentes au Darfour et joué l’opposition entre les groupes ethniques afin de pouvoir mater ces rébellions successives et stabiliser la région. Cela l’amena à notamment passer une alliance avec Mohammed Hamdan Daglo, dit Hemetti, lui-même d’origine arabe, et à la tête de la milice arabe Janjawid, qui, encouragée dès 2003 par les autorités soudanaises, a combattu et terrorisé toutes les populations non-arabes du Darfour ─ et pas seulement les Zaghawas ─ afin de mater la rébellion zhagawa.

L’instabilité de la région a également été alimentée par les rivalités existant entre le Tchad et le Soudan. Plusieurs tentatives de déstabilisation du régime d’Idriss Déby au Tchad sont parties du Darfour. Et inversement, des tentatives de déstabilisation du pouvoir en place à Khartoum sont parties de l’est du Tchad. La guérilla qui perdurait au Darfour étant devenue destructrice pour les deux pays, le Soudan et le Tchad décidèrent de créer des unités conjointes avec des droits de poursuite au-delà des frontières, ce qui a permis d’enrayer cette zone de l’instabilité qui y régnait.

Le vers était dans le fruit pour raviver les tensions et faire naître la situation conflictuelle que l’on connaît actuellement.

Fattah al-Burhane et Hemetti ont été, par des voies qui diffèrent quelque peu, très proches de Omar el-Béchir. En 2019, on assiste au renversement d’Omar el-Béchir. À cette époque-là, les militaires, avec le général al-Burhane, prennent part au régime de transition qui assure une certaine continuité ; Hemetti, du fait de sa puissance, est quant à lui associé à cette transition qui inclue des civils. Lorsque le général al-Burhane prend le pouvoir par un coup d’État en 2021, il choisit Hemetti comme second, compte tenu de sa puissance militaire à la tête des Forces de soutien rapides. Un rapprochement inédit pour deux hommes aux égos importants, fondamentalement opposés par leurs parcours et leurs soutiens. Le Soudan s’est donc retrouvé avec deux armées au cœur même de la capitale de Khartoum. Il était inévitable qu’à un moment ou à un autre, la situation éclate.

C’est en quelque sorte un rappel de ce qu’il s’est passé à la fin des années 1970, début des années 1980 au Tchad, où à l’issue d’un processus de paix les armées de Goukouni et d’Hissène Habré s’étaient retrouvées dans un système d’alliance en plein cœur de N’Djamena avec des armées extrêmement puissantes.

 

Comment la communauté internationale, et notamment les pays voisins, ont-ils réagi face à ce conflit ? On parle de plus en plus de la Ligue arabe et notamment de l’Égypte ; quelle est leur position sur ce conflit ? Abdel Fattal al-Sissi soutient-il le général al-Burhane au vu de leur proximité ?

Le général al-Burhane a une certaine légitimité du fait de son parcours, de sa formation en Égypte, de son appartenance à un groupe de population originaire de la vallée du Nil, et du fait qu’il y ait une forme de continuité, en quelque sorte, sur le plan militaire s’agissant d’un des proches d’Omar el-Béchir. Pour toutes ces raisons, les Égyptiens ne seraient pas satisfaits de voir arriver au pouvoir à Khartoum quelqu’un qui vient plutôt du Darfour, qui plus est d’un groupe arabe qu’ils considéraient comme rival.

Une difficulté subsiste néanmoins : le général s’est montré conciliant avec les anciens islamistes proches d’Omar el-Béchir, leur facilitant leur libération ou leur réinsertion. Ce qui n’est pas la ligne politique défendue par le maréchal al-Sissi en Égypte. Néanmoins, l’Égypte préfèrerait rester en lien avec un pouvoir dirigé par le général al-Burhane qu’elle connaît, issu d’un groupe ethnique dominant depuis de nombreuses années, avec des réseaux de personnes qui s’y connaissent bien d’un point de vue militaire, quitte à accepter que ce régime militaire au Soudan se satisfasse d’un retour d’une certaine forme de pouvoir d’islamistes radicaux.

Al-Sissi, qui est aussi un allié de l’Occident, ne voit pas forcément d’un très bon œil l’arrivée de Hemetti à la tête du Soudan avec derrière lui, de manière avérée ou supposée, le soutien des Russes et de Wagner.

Ce dernier possède cependant quelques avantages. D’une part, il soutient clairement la transition et le retour au pouvoir des civils, ou du moins du point de vue de la communication. Il a, d’ailleurs, déjà pris la défense de manifestants civils contre l’armée par le passé. D’autre part, il s’oppose, sûrement pour des raisons d’opportunisme, à la réintégration ou à une forme de pardon vis-à-vis des groupes islamistes. Ce sont des atouts considérables tant sur le plan intérieur, à l’égard de la population soudanaise et des jeunes en particulier, que sur le plan extérieur vis-à-vis de la communauté internationale. Cela lui permet de s’afficher comme un homme qui respectera supposément la démocratie, et qui luttera contre les islamistes.

Par ailleurs, l’origine des conflits au Darfour explique les positions, parfois difficiles à comprendre, de N’Djamena. Le Tchad est le pays qui a le plus à craindre d’un conflit au Soudan et d’une reprise de la guerre au Darfour. La région représente en effet un foyer d’instabilité du fait des mouvements de population et des trafics que cela va générer, avec un risque de contagion très fort en direction du Tchad.  D’autant que les Tchadiens sont très proches des Zaghawas soudanais, dont certains sont même installés à N’Djamena où ils ont trouvé refuge lors des agressions passées.

Pour autant, le pays veut se montrer neutre dans le conflit soudanais et essaie de jouer un rôle de médiateur, à l’instar de l’Arabie saoudite ou des États-Unis. Le Tchad craint fortement la victoire d’Hemetti, soit une victoire des populations arabes qui, côté tchadien, pourraient souhaiter s’appuyer sur un nouveau gouvernement forgé autour d’Hemetti au Soudan afin de pouvoir déstabiliser les Zaghawas, au pouvoir au Tchad.

 

Selon les renseignements français et américains, des armes auraient été livrées en provenance de la Libye ou de la Centrafrique, deux pays où Wagner est installé, à destination de Hemetti. Wagner est-il dorénavant, un belligérant dans ce conflit ?

Il n’est pas surprenant qu’il y ait des livraisons d’armes en provenance de pays, ou de zones, où des trafics importants existent. Hemetti, grâce à sa fortune issue de l’exploitation de mines d’or au Darfour, est en mesure d’acheter des armes dans des pays instables comme la Libye ou la Centrafrique. Mais aussi dans d’autres pays.

Le fait qu’il affiche ouvertement sa volonté de combattre le retour des islamistes peut également lui amener un soutien des Russes et de Wagner. Pour autant, il est difficile de trouver une rationalité idéologique ou politique dans cette affaire. Aujourd’hui, les Russes, à travers Wagner, se positionnent là où il y a des crises majeures, des oppositions politiques, ethniques, religieuses fortes. Et surtout dans des zones où l’Occident se retrouve déstabilisé face à tous ces événements. À l’instar du Mali, et probablement du Burkina Faso, le Soudan, s’il bascule dans l’instabilité et la guérilla, devient, et est d’ores et déjà, une zone de prédilection pour l’intervention des forces russes et notamment de la milice Wagner.

Maintenant, le Darfour étant probablement la zone qui restera la plus impactée par cette crise dans la durée quelle que soit l’évolution des événements à Khartoum, étant de surcroît une région riche en or ─ et on sait comment Wagner se finance ─ tout me semble réunit pour que sous une forme ou une autre, les Russes soient partie prenante dans ce conflit. À partir du moment où il y a une déstabilisation, où il y a une zone de conflit, d’opposition armée, et que le tout peut être alimenté par l’exploitation de ressources minières et naturelles importantes, c’est un terrain de prédilection pour les Russes.

 

 
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