ANALYSES

Métavers : réalité fragmentée

Interview
17 février 2022
Le point de vue de Rémi Bourgeot


L’engouement pour les métavers a pris une nouvelle dimension avec les annonces de Facebook. D’importantes questions se posent quant à la définition même d’un Internet plus immersif, entre réalité virtuelle et réalité augmentée, tout comme sur l’aspect économique, monétaire (avec les cryptomonnaies) ou encore géopolitique. Une tendance au morcellement, voire à la balkanisation, s’annonce, entre entreprises ainsi qu’entre zones géographiques. Les États sont appelés à investir les diverses facettes des métavers, pour garantir certaines règles économiques, sur la base de l’interopérabilité et du respect de la vie privée. Le point avec Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.

Doublure numérique du monde réel, le métavers est-il à portée de main ou s’agit-il d’une chimère ? Repose-t-il sur un projet commercial de long terme comme peuvent le suggérer les annonces de Facebook ?

La notion de métavers provient d’une volonté d’imaginer un nouveau type d’interactions sociales sur Internet, plus immersives. La principale vision des métavers, que reprend Facebook, est influencée par les jeux vidéo et repose ainsi sur l’idée d’avatars interagissant dans un monde virtuel. Mais ça n’est pas la seule.

Des jeux, comme l’ultrapopulaire Fortnite, offrent déjà une forme de métavers, limitée (subdivisé en groupes de joueurs). Ils permettent même désormais d’organiser des concerts de masse. Certains jeux, comme Sandbox, qui repose sur la blockchain, ont une focalisation plus financière, au moyen de cryptomonnaies et de NFT (certificats de propriété de biens numériques reposant sur la blockchain.). Il s’agit notamment de l’achat, très discutable, de « terrains virtuels » sur la plateforme, au moyen d’une cryptomonnaie assez justement baptisée « sand », le sable… Zuckerberg a fait beaucoup de bruit en rebaptisant Facebook « Meta ». Il fait d’un métavers géant le cœur de sa vision futuriste d’Internet. Au-delà de l’immersion dans un monde d’avatars sociaux, l’idée est d’intégrer tous les aspects de la vie économique. La publicité reste évidemment au cœur de son projet, mais il s’agit d’aller au-delà. Nike a annoncé se positionner sur le créneau des vêtements virtuels dans les métavers… !

Les réseaux sociaux ont, au cours des quinze dernières années, bouleversé Internet, pour le meilleur comme pour le pire, de la désinformation au harcèlement en passant par les troubles de l’attention. Au-delà des risques, le métavers consiste à amplifier l’expérience numérique, en permettant un plus grand niveau d’immersion sensorielle, au moyen de la réalité virtuelle ou augmentée. Pour autant, les interactions dans le métavers peuvent rester centrées sur le monde réel, pour les réunions professionnelles par exemple. Avec le service Mesh, Microsoft se positionne clairement sur ce type d’approche, incrémentale. Une vision maximaliste, comme celle de Zuckerberg, reste éloignée, au vu des moyens informatiques actuels. Il faudrait, dans les faits, probablement une révolution informatique fondamentale et peut-être dépasser l’ère des semi-conducteurs.

Face à la multitude de services qu’offre le métavers, de nombreux acteurs se pressent pour investir dans cet univers numérique. Cela peut-il rebattre les cartes du numérique, et du poids des GAFAM ?

Face à la difficulté à définir le métavers, la seule certitude réside dans l’immensité des investissements requis. Facebook est prêt à investir et perdre des montants faramineux (10,2 milliards de dollars de perte en 2021 pour ses « Reality Labs« ) pour sa vision de substitution au réel. Microsoft et Google suivent une approche plus progressive. Microsoft se concentre plutôt sur les outils professionnels et Google sur la réalité augmentée, avec des lunettes destinées à la vie quotidienne, intégrant ses divers services. Amazon reste discret pour l’instant. On peut aisément imaginer la possibilité de magasins virtuels, peut-être pour des biens virtuels au moyen de NFT par exemple, mais surtout comme extension des plateformes d’achat pour livraison dans notre bon vieux monde réel. L’expérience d’un Internet enrichi sur le plan des interactions sensorielles dépasse ainsi en réalité la question des avatars inspirés des jeux vidéo.

On peut imaginer une volonté des individus de limiter l’immersion, offrant des débouchés à des solutions techniques moins pharaoniques. Un livre audio est une expérience immersive intense, de réalité augmentée pourrait-on dire, puisqu’elle peut se combiner avec certains actes de la vie quotidienne, en restant moins invasive que la soumission à des images, a fortiori en 3D. L’arrivée des smartphones grand format avait conduit beaucoup de jeunes usagers des transports en commun à se réfugier dans le visionnage de séries. Cette tendance semble avoir été remplacée, au moins en Europe, par le simple usage d’écouteurs sans fil, pour une immersion plus douce.

Rien ne garantit que les versions maximalistes des métavers seront couronnées de succès financier. Une révolution s’annonce sans aucun doute dans le développement d’un Internet plus immersif. Pour autant, la clé d’un métavers bien conçu repose, on l’espère, sur le respect d’un certain équilibre humain, par une intégration raisonnée dans la vie réelle. C’est ce qui peut permettre à de nouveaux acteurs d’émerger, avec des moyens peut-être mieux calibrés. À cette fin, les États devront être au rendez-vous, pour définir des règles qui assureront l’accès dans des conditions acceptables de tous les acteurs numériques aux divers métavers et un large niveau d’interopérabilité, leur permettant de proposer leurs services sur plusieurs plateformes.

NFT, cryptomonnaies, métavers… Est-ce un danger pour les États et leur économie ? Comment s’organisent-ils pour tenter de réguler ces bouleversements numériques ?

La notion d’univers d’échanges virtuels, avec des outils monétaires décentralisés et sans frontière géographique, constitue un défi pour les États sur le plan du contrôle économique, de la fiscalité, tout comme d’ailleurs du maintien de l’ordre.

Pour les États autoritaires, qui ont les moyens et un secteur technologique suffisamment avancé pour développer leurs propres plateformes, les métavers peuvent au contraire permettre un contrôle social plus poussé. De la même façon les géants du numérique auront un accès aux vies privées sans aucun précédent dans l’Histoire. On peut imaginer une fragmentation importante, une balkanisation d’Internet suivant les différentes interprétations de la notion de métavers. Cette fracture ne prendrait pas place qu’entre plateformes au sein d’une zone géographique mais évidemment bien plus encore entre puissances politiques. La Chine aura son propre (ou ses propres) métavers, tout comme elle bloque déjà la plupart des services des géants américains.

Il est impératif que les États libéraux se donnent également les moyens d’embrasser cette révolution, surtout pour en comprendre les ressorts et pouvoir l’accompagner. Les États sont d’ores et déjà dépassés par l’essor des cryptomonnaies, qui court-circuitent le réseau monétaire traditionnel. Les grandes banques centrales peinent à mettre en place leurs propres monnaies numériques et, en respectant le statu quo bancaire dans le moindre détail, la montagne risque d’accoucher d’une souris. Il est justement impératif d’intégrer les dispositifs étatiques dans les constructions numériques naissantes. En plus de l’aspect monétaire, les États devront garantir l’épanouissement d’une véritable concurrence entre entreprises de tailles diverses dans les environnements numériques des géants du secteur et établir de nouvelles règles de respect de la vie privée.
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