ANALYSES

Vente record de Rafale aux Émirats arabes unis : consécration pour l’industrie d’armement française ?

Interview
6 décembre 2021
Le point de vue de Jean-Pierre Maulny


En déplacement du 3 au 5 décembre dernier dans le Golfe, le président Macron a conclu la vente de 80 Rafale aux Émirats arabes unis. Présentée comme un succès tant au niveau économique que politique,  qu’en est-il réellement de la situation et du positionnement de l’industrie d’armement française face à la concurrence ? Le point avec Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS.

La vente de 80 Rafale à l’exportation consacre-t-elle le succès de cet avion de combat et de l’industrie d’armement française ?

C’est indéniablement un très grand succès. 80 avions estimés à 16 milliards d’euros : c’est le plus grand nombre de Rafale vendus depuis qu’il existe. Et nous en sommes désormais à 242 avions vendus depuis 2015, un nombre pas si loin de celui de Mirage 2000, génération précédant le Rafale, alors même que les capacités du Rafale sont largement supérieures à celles du Mirage 2000.

Au-delà de ce succès, il est nécessaire de tirer un certain nombre de leçons concernant l’exportation du Rafale. En premier lieu, il faut prendre conscience que l’armement, pour les plus grandes plateformes tout au moins, c’est une affaire de temps long. Il a fallu 15 ans pour que cet avion soit exporté, et avant que n’arrive le premier contrat avec l’Égypte, plus personne n’y croyait. De fait, on parlait d’échec cinglant. Le succès tardif s’explique pour plusieurs raisons : la maturation progressive de l’avion (c’est le quatrième standard qui a été vendu aux Émiratis) ; un avion qui a été éprouvé au combat ; et une concurrence qui s’est paradoxalement progressivement affaiblie. En effet, les États-Unis mettent aujourd’hui l’accent sur le F-35, un avion cher et complexe dont les Américains conservent surtout un contrôle très étroit de la vente : vous ne pouvez pas en obtenir toutes les fonctionnalités, son emploi est interdit dans certaines circonstances et il n’y aura aucun transfert de technologie. Pour certains États, toutes ces contraintes sont difficilement acceptables et ils préfèrent choisir des alternatives afin d’accroitre leur autonomie stratégique. Ainsi, Oman et l’Arabie saoudite se tournent vers le Royaume-Uni ; les Émirats arabes unis et l’Égypte vers la France ; le Qatar vers la France et le Royaume-Uni. Tous sont des alliés des États-Unis, mais ils diversifient l’origine de leurs acquisitions pour les avions de combat et donc ils choisissent la France. Pour cette dernière, il est certain qu’il s’agit là d’une aubaine : cela garantit jusqu’en 2030 le plan de charge de Dassault, mais aussi de ses fournisseurs de rang 1 que sont Thales, Safran et MBDA.

La situation de l’industrie de défense française est-elle florissante grâce aux exportations d’armement ?

Gouverner c’est prévoir et dans l’industrie c’est la même chose. Il faut anticiper les évolutions si l’on veut continuer à être concurrentiel. Les entreprises vont donc anticiper les évolutions technologiques même si l’État continuera à financer l’innovation de défense, celle qui ne trouve pas d’application civile. Pour ce qui est des exportations, c’est en revanche l’État qui décide dans un cadre qui n’est plus uniquement national. Or à ce niveau, l’avenir n’est peut-être pas aussi rose que certains le souhaiteraient.

D’abord, l’industrie de défense n’a pas bonne presse auprès de certains. Les banques hésitent à soutenir les projets à l’exportation pour des questions de réputation et les investissements doivent être de plus en plus éthiques. Or par définition, les armes sont faites pour tuer. Et pourtant, il en faut pour se défendre. Au niveau européen, les projets qui pourraient couper les ailes à l’industrie de défense foisonnent : il y a le projet de taxonomie européenne pour la finance durable, dont l’armement serait exclu. Un autre projet prévoirait une facilité de paiement pour les exportations, dont l’industrie d’armement serait exclue. Ces projets ne recueillent pas l’unanimité au sein de l’Union européenne et il faudrait éviter de stigmatiser une industrie dont elle a besoin pour se défendre et continuer d’exister face aux États-Unis, la Chine et la Russie.

En second lieu, il y a la volonté d’harmoniser les politiques d’exportation au niveau européen. Cette problématique est récurrente et elle est politiquement naturelle si l’on veut construire une politique étrangère et de sécurité commune au niveau européen. Or si cette perspective a longtemps semblé être un vœu pieux, elle pourrait prendre corps dans les années qui viennent. Le Groupe des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE) au Parlement européen a proposé de transformer la position commune européenne sur les exportations d’armements en règlement communautaire afin de pouvoir contrôler l’application des critères de la position commune. La coalition en feu tricolore (Ampel-Koalition) entre le SPD, les verts et les libéraux du SPD qui prennent les rênes du pouvoir en Allemagne souhaite aussi qu’une règlementation soit mise en place au niveau européen. Ces derniers souhaitent par ailleurs que l’on interdise les ventes d’armes vers les pays directement impliqués dans la guerre au Yémen. Or les Émirats arabes unis ont longtemps été impliqués dans ce conflit, même s’ils s’en sont retirés officiellement en 2020.

Le contexte n’est donc pas favorable sur le long terme pour les exportations d’armements vers les pays du Golfe qui représentent une part importante de nos exportations. La France pourrait s’opposer frontalement à ces propositions, mais il n’est pas certain que cela soit de son intérêt. Les Britanniques, qui auraient pu être un allié sur ce dossier, ont quitté l’Union européenne. Une opposition frontale risquerait ainsi de nous isoler sans pour autant avoir une grande chance de succès sur le long terme. Il est donc nécessaire d’imaginer des contre-propositions qui permettraient d’avancer graduellement vers une politique européenne en matière d’exportations.

Enfin, il est certainement impératif que la France s’affranchisse de cette situation de trop grande dépendance vis-à-vis des pays du Golfe en matière d’exportation d’armements. Il faut reconquérir le marché européen, ce qui suppose de fabriquer des matériels européens. Les initiatives européennes doivent nous y aider, mais nos partenaires européens doivent aussi jouer le jeu. Il sera néanmoins plus aisé de réduire ou de cesser la vente des Rafale aux pays du Proche-Orient le jour où les Européens cesseront d’acheter des F-35 américains.

Quelles solutions pour le futur ?

Dans le domaine aéronautique, le futur du Rafale semble lié au SCAF, ce système aérien du futur qui réunit aujourd’hui Français, Allemands et Espagnols, et qui sera sans doute rejoint par d’autres pays européens dans le futur. Ce sera le système aérien européen du futur : celui qui donnera à l’Europe les moyens d’augmenter son poids politique et industriel en matière d’industrie de défense. Ce qu’il faut préparer aujourd’hui, c’est 2040. Il ne faut pas rester figé dans les années 2020 et penser que l’avenir de l’industrie aéronautique de combat passe par une France repliée sur elle-même. Nous avons les ingénieurs, les chefs d’entreprise, les personnels au sein des administrations françaises pour que la France tienne toute sa place dans ce projet européen. Il faut aussi que nos partenaires, et notamment les Allemands, prennent bien conscience de l’importance politique de ce projet et soient pleinement impliqués dans sa réussite. Cela nécessite donc des efforts de la part de chacun.
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