ANALYSES

Paradoxes démocratiques américains : entre mobilisation électorale et affaiblissement de la conscience démocratique

Tribune
2 décembre 2020
 


La très forte participation électorale observée durant l’élection présidentielle 2020 aura démontré la vitalité de certains fondements de la démocratie américaine, quand le comportement du président sortant en délégitimait d’autres.

Au milieu d’une crise sanitaire qui a rendu les interactions sociales hésitantes et les déplacements incertains, le cycle électoral américain 2020 qui s’est partiellement achevé le 3 novembre 2020 au soir[1] aura révélé les nombreux paradoxes de la démocratie américaine. Avec plus de 150 millions d’électeurs, soit un taux de participation de plus de 65%, un record depuis un siècle, l’élection présidentielle américaine aura soulevé un large intérêt au sein de la population et aura dénoté une certaine vitalité démocratique. En ce sens, le cycle électoral 2020 a confirmé la forte mobilisation électorale déjà enregistrée lors des élections de mi-mandat, en 2018, au cours desquelles le taux de participation avait atteint 50%, un record pour des midterms, qui peinent traditionnellement à mobiliser la population – le taux de participation moyen au cours des cinquante dernières années est de l’ordre de 40%. Considéré comme l’une des pierres angulaires de la démocratie américaine, le principe des élections s’est trouvé célébré, en pratique, par ces millions de bulletins de vote acheminés par voie postale ou déposés en personne. Une célébration qui ne va pas, cependant, sans quelques contradictions historiques autant que présentes.

Vote et déni de vote

Souvent prompts à magnifier le système des élections justes et libres en vigueur depuis plus de 230 ans dans leur pays et à le proposer en modèle, les États-Unis entretiennent cependant une histoire mouvementée et parfois violente avec ce principe et son corollaire, le droit de vote. Non seulement de nombreux groupes sociaux ont longtemps été privés de ce droit – que l’on pense au droit de vote des femmes, dont on célèbre cette année le centenaire, avec l’adoption du 19e amendement à la constitution, ou encore le droit de vote de la communauté afro-américaine, qui n’a été rendu effectif qu’avec l’adoption en 1965 du Voting Rights Act –, mais aujourd’hui encore, les restrictions au droit de vote des minorités sont nombreuses. Dans la foulée de la décision de la Cour suprême de 2013, Shelby County v. Holder, qui invalidait des éléments essentiels de la loi de 1965 sur le droit de vote, de nombreux États dirigés par des gouverneurs républicains ont adopté des pratiques limitant ou rendant plus difficiles l’exercice du droit de vote par les minorités raciales ou ethniques (fermeture des bureaux de vote dans les quartiers à forte population afro-américaine ou hispanique, suppression des personnes inscrites sur les listes électorales pour des motifs spécieux, mises à jour des informations personnelles obligatoires sous peine d’être désinscrits des listes électorales, nécessité de fournir une pièce d’identité avec photo pour voter, pertes du droit de vote pour certains criminels même après avoir purgé leurs peines, etc.).

Dès lors, considérer le principe des élections comme l’un des fondements de la démocratie américaine ne peut se réduire à la célébration de l’action de millions d’électeurs à un temps t, en l’espèce durant le mois d’octobre 2020 et jusqu’au 3 novembre 2020 ; c’est aussi tenir compte de l’exclusion, historiquement constatée, de nombreux groupes sociaux du système politique américain, et c’est aussi célébrer l’histoire d’un combat civique toujours d’actualité pour inclure toujours davantage de personnes dans le processus électoral et le système politique américain – électeurs autant qu’élus appartenant à ces groupes longtemps exclus.

Le paradoxe démocratique que la question des élections révèle aux États-Unis n’est cependant pas qu’historique, il se retrouve également dans la mobilisation électorale elle-même observée lors de l’élection présidentielle 2020, et donc dans les plus de 73 millions d’électeurs qui ont donné leur voix au président Trump – contre plus de 80 millions pour Joe Biden. Le président sortant a ainsi mobilisé en sa faveur 10 millions d’électeurs supplémentaires par rapport à l’élection de 2016. La particularité, et le paradoxe démocratique par la même occasion, de ce comportement électoral réside dans le fait que des millions de citoyens américains ont utilisé cet instrument démocratique par excellence qu’est le vote pour supporter un candidat et un parti qui non seulement ont tenté ces derniers mois de restreindre les possibilités de vote en limitant les votes par correspondance, mais qui se sont également affranchis ces dernières années des conventions et des usages démocratiques communément admis.

Les actions et le comportement du président Trump et du parti républicain dans son ensemble ont eu pour effet d’affaiblir le fonctionnement institutionnel de la démocratie américaine autant que la conscience démocratique du pays. Les exemples ne manquent pas : critiques envers les agences fédérales qualifiée de « deep state », révocation de directeur d’agences fédérales pour absence supposée de loyauté envers le président, nominations controversées, usages de décrets présidentiels souvent inconstitutionnels, déclaration d’état d’urgence abusive, réallocation de ressources sans accord du Congrès, critiques permanentes des élus d’opposition et des médias qualifiés d’ennemi du peuple, promotion des « fake news », mensonges répétés, usage des bâtiments publics pour la campagne électorale, collusion entre intérêts personnels et intérêts publics, dénonciation sans fondements de fraudes électorales, demande à un président étranger d’informations susceptibles de discréditer un opposant politique, Joe Biden en l’occurrence, nomination de la juge Amy Coney Barrett à la Cour suprême en octobre 2020 dans le déni du principe édicté par le parti républicain lui-même en 2016, qui avait refusé d’ouvrir la procédure de confirmation d’un juge à la Cour suprême nommé par Barack Obama huit mois avant l’élection présidentielle, etc.

Quand l’invraisemblable s’invite à l’agenda politique

Sous la présidence Trump, et en réponse à la montée des démocraties illibérales, de nombreux travaux anglo-saxons se sont attachés à décrire, sous des titres souvent alarmistes – comme How Democracy Ends de David Runciman (2018, Basic Books publisher) –, les processus par lesquels les régimes démocratiques s’affaiblissent et se dénaturent. À l’image de l’ouvrage de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, How Democracies Die, publié en 2018 (Crown publisher) et largement commenté aux États-Unis, dans lequel les deux professeurs de science politique à l’université de Harvard développaient la thèse selon laquelle les démocraties ne disparaissent plus, comme durant la guerre froide par exemple, du fait de coups d’État ou par le recours à la violence armée, comme ça a pu être le cas dans de nombreux pays d’Afrique ou d’Amérique latine, mais plus souvent, aujourd’hui, du fait de présidents démocratiquement élus, ou plus généralement du fait des autorités démocratiquement élues, qui une fois au pouvoir dévoient les normes et les pratiques démocratiques, délégitimant les institutions politiques, personnalisant à outrance l’exercice du pouvoir, exacerbant les divisions de la société, radicalisant les relations sociales, et affaiblissant de ce fait ce qui fonde le socle légal et social des régimes démocratiques.

Les auteurs ont ainsi exprimé à de nombreuses reprises leurs craintes et les dangers que la présidence Trump faisait courir au pays. En l’occurrence, la menace à la démocratie américaine n’était pas le fait d’acteurs étrangers ou de citoyens exerçant leur droit civique, mais celui d’instances élues qui, par leur action, menaçaient l’ordre et la fabrique démocratiques américains. En l’espèce, le président Trump autant que le parti républicain assument une responsabilité dans la dégradation de la conscience démocratique du pays. Quatre ans durant, le président Trump, entraînant le parti républicain dans son entreprise, se sera attelé à délégitimer non seulement les institutions gouvernementales américaines et les pratiques politiques communément admises, révélant tour à tour leur résilience et leur faiblesse, mais plus encore, peut-être, il aura contribué à entacher la confiance en la démocratie et à discréditer la parole publique, en redéfinissant quotidiennement l’agenda public, en saturant l’espace public par ses mots et ses réalités – et par les effets générés par ces mots et ces réalités –, en entraînant la sphère politique et médiatique américaine dans un tourbillon informationnel fait d’incohérences et d’invraisemblances, en épuisant leur capacité d’indignation et de lamentation d’un cycle d’information à un autre, en produisant un constant abaissement de la forme et du fond des débats, en les portant aux limites du décent et de l’absurde (à l’image de ses commentaires sur le Covid-19 notamment).

Par ce comportement présidentiel, l’invraisemblable a fait son retour en politique, dégradant l’idée d’une argumentation rationnelle sur laquelle la démocratie prospère. L’une des manifestations les plus flagrantes de ce qui était encore impensable il y a quelques mois est la remise en cause d’un autre pilier de la démocratie américaine, à savoir le refus de l’actuel président de concéder sa défaite et d’enclencher le processus de transfert pacifique du pouvoir au nouveau président élu. Toutes les allégations de fraudes sans fondement émises par le président Trump et son équipe de campagne ont toutes été rejetées par la justice des États – de l’Arizona au Michigan et à la Pennsylvanie –, et même par une Cour d’appel fédérale, révélant au passage que les digues judiciaires protégeant la démocratie américaine n’ont pas cédé face aux attaques politiques.

S’il est peu probable que Donald Trump concède sa défaite – ce qui n’est d’aucun effet légal et n’empêchera pas Joe Biden de devenir le 46e président des États-Unis lorsqu’il prêtera serment, le 20 janvier 2021 –, en revanche, l’incertitude demeure quant à l’impact de la présidence Trump et du feuilleton postélectoral sur la conscience démocratique américaine. La délégitimation des pratiques démocratiques à laquelle le président Trump s’est adonné marque-t-elle les prémices d’une contestation démocratique appelée à durer ou bien le passage à la prochaine administration, qui se met progressivement en place, fera-t-il oublier cet épisode postélectoral ?

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[1] Deux précisions s’imposent cependant : 1/ concernant l’élection du président des États-Unis, le Collège électoral américain élira officiellement le président, le 13 décembre 2020 ; 2/ en raison des règles électorales en vigueur dans l’État de Géorgie, des élections seront organisées le 5 janvier 2021 pour pourvoir les deux derniers sièges vacants au Sénat américain.
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