ANALYSES

Révolte et répression : l’enlisement de la crise en Irak

Interview
29 novembre 2019
Le point de vue de David Rigoulet-Roze


Depuis près de deux mois, les mouvements de révolte font rage et la violence des répressions du gouvernement mène à une intensification du conflit. Quelles perspectives d’évolution pour ce pays où la crise se polarise de jour en jour ? Le point de vue de David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’IRIS.

Presque deux mois plus tard et avec plus de quatre cents manifestants morts depuis le début des contestations, où en sont les mouvements ? Quelles sont les raisons qui expliquent que cela soit la partie sud du pays qui est la plus touchée par les évènements ?

On assiste à une dégradation continue de la situation depuis près de deux mois, et si le gouvernement a pu parier sur un essoufflement des manifestations, il n’en est rien. Avec plus de quatre cents morts et près de quinze mille blessés, le bilan est très lourd. Le mouvement de fait évolue : d’abord très pacifique, il semble commencer à basculer dans la violence en partie du fait de l’ampleur de la répression effectuée par les autorités et à prendre la forme d’une véritable intifada (soulèvement) contre le gouvernement à caractère potentiellement révolutionnaire.

L’incendie du consulat iranien de Najaf le 27 novembre 2019 constitue incontestablement un tournant dans le niveau de violence atteint. L’Iran y a été spécifiquement visé, accusé de tirer les ficelles du gouvernement irakien essentiellement chiite. Le puissant voisin est la cible des manifestations où l’on peut entendre « Iran dehors, victoire à l’Irak ». On peut y voir la réémergence d’une forme d’identité nationale dépassant les clivages confessionnels qui ont été la marque du système à la fois constitutionnel et électoral mis en place après la chute de Saddam Hussein en 2003.

Fait notable, ce sont les provinces chiites du sud du pays qui sont particulièrement touchées par ces manifestations. Il est paradoxal d’y voir les critiques les plus virulentes envers l’Iran chiite. Le général Qasem Soleimani, chef de la force Al Qods chargée des opérations extérieures de l’Iran, est accusé par les manifestants irakiens d’être à la manœuvre dans la mise en œuvre de la répression de ces mouvements de contestation d’autant plus forts que la population a le sentiment avéré de ne pas disposer des besoins de base les plus élémentaires. Les infrastructures y sont dans un état de délabrement avancé ce qui est vécu comme une injustice par les populations chiites du Sud, qui se sentent dépossédées de leurs propres richesses alors que le Sud du pays regorge de pétrole et représente même 70 % de la richesse pétrolière de l’Irak.

Où en est la situation politique en Irak ? Le gouvernement irakien est-il en mesure de répondre aux manifestants et à leurs revendications ?

Il y a eu une période de flottement courant octobre 2019, après les premières victimes. Le Premier ministre Abdel-Mehdi était même prêt à démissionner, mais il est revenu sur sa décision après une réunion, organisée par le même Qasem Soleimani fin octobre, avec les partis confessionnels qui ont finalement décidé de maintenir au pouvoir l’actuel Premier ministre. Le problème réside dans le fait qu’Adel Abdel-Mehdi ne semble pas en mesure d’offrir une perspective de sortie de crise parce qu’il est engagé dans des manœuvres dilatoires sur la réforme de la loi électorale et la réforme constitutionnelle, ce qui accentue encore plus le ressentiment de la population irakienne qui manifeste.

La situation est devenue particulièrement inconfortable pour le Premier ministre avec les récentes déclarations du grand Marja (« source d’imitation ») quiétiste de Nadjaf, l’ayatollah Ali al-Sistani — réputé pour « faire et défaire » les Premiers ministres chiites sans pour autant intervenir directement dans la politique stricto sensu — lesquelles déclarations vont dans le sens des revendications formulées par la population dans leurs manifestations qui ont « un caractère honorable ». Dans le contenu du prêche de la prière du vendredi du 15 novembre dernier, le dignitaire chiite très influent en Irak a notamment fait passer le message suivant par l’intermédiaire de son représentant Ahmad al-Safi : « Si ceux qui sont au pouvoir pensent pouvoir se soustraire à de vraies réformes en procrastinant, ils délirent ». Et de considérer : « Ils doivent savoir que l’Irak ne sera plus le même après ces manifestations ». Stigmatisant le fait que « rien de notable n’a été accompli pour l’instant », le gouvernement irakien se retrouve ainsi dans une position particulièrement difficile, réticent qu’il est à répondre à deux des principales demandes politiques des manifestants, à savoir la réforme de la loi électorale et l’amendement de la constitution de 2005, qui font la part belle au système confessionnel aujourd’hui décrié.

Ce vendredi 29 novembre, le Premier ministre a finalement annoncé sa démission, sous la pression de l’ayatollah Ali al-Sistani. Il faudra voir quelles perspectives cette démission ouvrira, et si elle permettra d’atténuer l’intensité des manifestations et des répressions.

Y a-t-il des points de convergence entre les mouvements en Irak et ceux d’autres pays du Moyen-Orient, eux aussi fortement touchés par des mouvements de révolte, tels que le Liban ou l’Iran ?

Il y a des similitudes, mais on ne peut mettre sur le même plan les situations de tous ces pays qui ont chacun leur spécificité. Il y a probablement plus de points communs entre l’Irak et le Liban — deux pays arabes — qu’avec l’Iran perse, même s’il y a un phénomène général de contestations des élites politiques dans nombre de pays de la région à cause d’une mauvaise gouvernance structurelle et de la corruption endémique qui y sévit. Ces éléments sont de ce point de vue des dénominateurs communs, mais les situations ne sont toutefois pas identiques.

Dans le cas de l’Irak et du Liban, on peut y voir une réplique systémique des « printemps arabes » de 2011, ces deux pays n’ayant alors pas été affectés comme certains de leurs voisins, et ce pour de multiples raisons tenant assez largement au spectre de la guerre civile au Liban (1975-1990) et à la guerre sectaire en Irak (2006-2009), sans parler de la lutte contre les diverses insurrections sunnites. Il y a, de fait, un effet différé qui joue sur le temps long et qui déstabilise en profondeur ces sociétés par des revendications de nouvelles classes jeunes. Des individus qui ont entre vingt et trente ans et qui n’ont pas connu les régimes précédents, aspirent à de réelles perspectives et le font savoir, ce qui n’était pas pensable il y a encore quelques années.

On peut aussi relever que les femmes sont largement représentées que ce soit au Liban, ou en Irak, pour ne rien dire de l’Iran, ce qui est un élément significatif. Pour la première fois, elles investissent l’espace public, traditionnellement un monopole masculin, ce qui constitue un évènement en soi tout à fait inédit dans ces sociétés orientales.

Dans le cas de l’Iran, il y a un processus propre au pays, qui est la question de l’évolution intrinsèque de la société iranienne dans le cadre de la République islamique. L’Iran est, par ailleurs, partie prenante de ce qu’il se passe en Irak et au Liban, à travers ses relais locaux que ce soit avec les milices pro-iraniennes des Hach al Chaabi (« unités de mobilisation populaire ») en Irak ou le Hezbollah au Liban.
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