ANALYSES

Thaïlande : le crépuscule en trompe-l’œil de la junte

Tribune
31 juillet 2019


Deux mois longs mois après les fastueuses et coûteuses[1] cérémonies d’intronisation du nouveau souverain Maha Vajiralongkorn Bodindradebayavarangkun (Rama X), une centaine de jours après avoir convié la population du royaume aux urnes (élections générales du 24 mars 2019), les autorités thaïlandaises ont présenté lundi 15 juillet à leurs 69 millions d’administrés le visage de leur nouveau gouvernement, dont l’accouchement s’avéra de toute évidence aussi long que son ADN démocratique reste à démontrer. « La Thaïlande est désormais gouvernée comme un pays démocratique avec à sa tête un monarque constitutionnel, un parlement élu et un gouvernement soutenu par le parlement[2] », a clamé celui qui, arrivé au printemps 2014 par la grâce d’un énième coup d’État militaire (fut-il alors globalement pacifique) et après un quinquennat à la tête d’un Conseil national pour la paix et l’ordre (CNPO), se voit confier à l’été 2019 un second mandat de Premier ministre, l’ancien chef des armées royales thaïlandaises, l’ex-général Prayuth Chan-ocha. Avant d’ajouter, « Notre but ultime est la nation, les religions, le roi et la population. Le peuple place ses espoirs dans le gouvernement ». A donc été annoncé un gouvernement « civil » reposant sur une courte majorité d’élus au parlement[3] et une coalition associant une vingtaine de formations politiques adossées au Palang Pracharath Party (PPP) de Prayuth Chan-ocha, … où l’essentiel des responsabilités ministérielles[4] a été confié à des personnalités proches de l’ancienne junte[5].

Échaudé par deux décennies de crises politiques quasi-ininterrompues, de fractures partisanes profondes et de gouvernance médiocre, le peuple en question sait assurément à quoi s’en tenir et comment placer (sans grand risque de désillusion) ses espoirs…

Ainsi donc, la naissance de l’administration Prayuth 2.0 sonne officiellement le glas du très martial CNPO dont la place et le crédit dans l’histoire politique moderne du royaume ne devraient à l’avenir ni donner trop d’ouvrage aux étudiants de sciences politiques des campus de Bangkok et d’ailleurs, ni être source d’inspiration pour les pays alentour en mal de transition vers la démocratie… On pensera ici plus particulièrement au voisin birman où les appétences populaires en faveur de la démocratie, quoique partagées par plusieurs dizaines de millions d’individus, restent pour le moins contrariées par l’omnipotente et résiliente caste des généraux.

Dans ce registre, relevons tout de même l’existence de quelques éléments dissonants ouvrant la voie à quelques interrogations quant au projet politique proposé par ce régime post-junte : ainsi en est-il par exemple de ce Premier ministre dont la sévérité, la rigueur – et les liens avec l’establishment, le palais royal et les milieux d’affaires – ne sont plus à démontrer qui accapare parallèlement le portefeuille de ministre de la Défense, ou encore du cadre institutionnel imposé par la Constitution de 2017 (la 20e depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle en 1932) inspirée par la « Thaïlande d’en haut »et les hommes en uniformes hostiles aux gouvernements portant des projets de société plus populistes[6].

Quid par ailleurs des ambitions politiques de la nouvelle équipe dirigeante ? Impactée par divers éléments extérieurs (cf. guerre commerciale sino-américaine ; ralentissement de l’économie mondiale) résonnant sur la scène domestique (cf. contraction des exportations thaïlandaises vers la Chine, appréciation du baht thaïlandais par rapport au dollar, révision à la baisse des prévisions de croissance du PIB pour 2019[7]), la seconde économie d’Asie du sud-est (fortement dépendante des exportations et du tourisme[8]) est dans l’attente d’un nouveau souffle, à l’heure où son secteur agricole (lequel emploie un actif sur trois) est durement touché par la sécheresse – la plus grave depuis dix ans – et un niveau d’endettement préoccupant. De fait, la nomination du nouveau gouvernement, si elle rassura dans une certaine mesure les milieux d’affaires et les acteurs économiques extérieurs (stabilité gouvernementale en lieu et place de l’alternance), peine à dissiper tous les doutes[9]. Le fait que la nouvelle administration dispose au parlement d’une courte majorité reposant sur une vingtaine de formations politiques coalisées ne devrait pas faciliter l’adoption d’initiatives économiques ou industrielles majeures, à l’instar du très ambitieux projet Easter Economic Corridor (EEC) censé développer les provinces de l’Est du royaume – Chonburi, Rayong et Chachoengsao – en un hub technologique et industriel régional majeur ouvert sur l’ASEAN.

Ledit nouveau régime, bien que débarrassé de ses atours martiaux et de l’appellation fort marquée d’hier (CNPO), devra s’employer à convaincre les Thaïlandais et les observateurs de sa bonne volonté politique de concorde populaire et de rassemblement, de sa capacité à éviter le piège rédhibitoire d’une gestion partisane des affaires nationales, deux objectifs essentiels qui nécessiteront d’importants efforts sinon une abnégation particulière…

Témoin du scepticisme ambiant quant à la sincérité des velléités démocratiques du nouveau gouvernement, le propos préoccupé de divers défenseurs des droits de l’homme, dont  « La violence exercée contre les militants pro-démocratie est une tendance dangereuse en Thaïlande », s’inquiétait début juillet Human Rights Watch, estimant que « Le fait que les autorités thaïlandaises n’aient pas enquêté sérieusement sur de récentes agressions encourage de futures attaques et suggère un rôle possible des autorités[10] ».

Nul doute que la communauté internationale accordera ces prochains mois une attention particulière à l’agenda du gouvernement Prayuth 2.0 et à son officielle orientation post-junte future. En se gardant probablement de tout excès d’optimisme et d’attentes déraisonnables…

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[1] Selon CNN, ces dernières auraient « allégé » les finances publiques de plus de 30 millions US$ …

[2] ‘’Thai Prime Minister Declares End of Military Rule’’, Reuters, 15 juillet 2019.

[3] Les 250 sénateurs de la chambre haute du Parlement ont été désignés directement par l’armée.

[4] ‘’Cabinet ministers sworn in’’, The Bangkok Post, 16 juillet 2019.

[5] ‘’Thai King Endorses New Cabinet Weeks After Disputed Election’’, The New York Times, 10 juillet 2019.

[6] On pense naturellement ici aux gouvernements T. Shinawatra (2001-2006) et Y. Shinawatra (2011-2014).

[7] Les projections initiales de l’ordre de + 4 % du PIB ont dernièrement été ramenées à + 3,3 – 3,5 %.

[8] 20 % du PIB.

[9] ‘ New Thai cabinet eases uncertainty, but doubts persist over economy’’, Channel News Asia, 11 juillet.

[10] ‘’Who’s attacking Thailand’s Democracy Activists? The Authorities Aren’s Saying’’, The New York Times, 3 juillet 2019.
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