ANALYSES

Afghanistan, discussions de ‘paix’, scrutin présidentiel : opportunités ou priorités ?

Tribune
28 juin 2019


Dans le contexte sécuritaire sinistré que l’on ne présente plus – entre le 8 février et le 9 mai, l’ONU a recensé 5249 « incidents de sécurité[1] » à l’échelle du pays[2] –, deux thématiques cristallisent l’attention des acteurs du « Grand Jeu » afghan : l’organisation d’un scrutin présidentiel à l’automne et la poursuite de discussions de paix entre les multiples parties prenantes, domestiques (talibans, gouvernement) et extérieures (États-Unis, Russie, Chine, Pakistan). Originellement programmé le 20 avril 2019, avant d’être décalé une première fois au 20 juillet, le scrutin présidentiel est à cette heure « envisagé » fin septembre 2019. Sous réserve naturellement que les conditions de sécurité nécessaires à cette sensible entreprise soient réunies, ce qui ne saurait à cette heure aller de soi…

C’est peu dire de ce rendez-vous politique national qu’il se présente – huit mois après un scrutin parlementaire[3] ayant mis un semestre à valider ses résultats[4] – dans une configuration fébrile[5], renforcée par la défiance croissante de l’électorat afghan envers ses responsables politiques quels qu’ils soient, peu importe leur projet ou leurs (mé)faits d’armes passés. Le fait que le chef d’État au pouvoir depuis 2014[6], l’opiniâtre et disputé Ashraf Ghani, aurait constitutionnellement dû quitter ses fonctions le 22 mai 2019 – mais restera finalement à la présidence jusqu’à fin septembre… – et qu’il ait dernièrement remplacé, en amont du scrutin en question, diverses personnalités à des postes sensibles au ministère de la Défense et dans les rangs de la police, ne sert pas précisément l’image de l’administration en place et son très relatif souci de bonne gouvernance.

Parallèlement, depuis fin 2018, divers acteurs afghans (talibans, anciens responsables gouvernementaux, société civile) et un florilège de capitales étrangères (Washington, Moscou, Pékin, Islamabad, Téhéran) s’activent en ordre dispersé sur de bien ténues discussions préliminaires de paix. Lesquelles sont notamment portées par la volonté de la Maison-Blanche et de son tempétueux locataire de retirer à terme (sous conditions) les troupes américaines (environ 8 000 hommes) du bourbier afghan et le principe de l’association à venir de l’insurrection talibane à la gestion des affaires nationales (en coopérant avec les acteurs politiques traditionnels) ; une perspective laissant bien des Afghans et des observateurs perplexes.

Fin avril 2019, l’administration Ghani est parvenue à organiser dans la capitale une Loya Jirga (grande assemblée traditionnelle), forte de 3000 participants réunis cinq jours durant pour évoquer les conditions préparatoires à des discussions de paix avec les talibans ; une entreprise à laquelle le numéro 2 du gouvernement avait refusé de participer, à l’instar d’une majorité d’opposants au président Ghani, estimant que cette impressionnante assemblée servait en priorité ses desseins de réélection. Dans le communiqué final scellant les dividendes de cet événement, le président insistait sur divers points, notamment son souhait de convenir d’un cessez-le-feu (si les talibans y souscrivent également) ou encore la possibilité de remettre en liberté quelque 175 prisonniers talibans embastillés pour « créer de la confiance » entre les parties.

Du panorama politique et sécuritaire maussade esquissé ci-dessus, il semble difficile d’extraire quelques motifs tangibles d’optimisme à court terme. Et ce, aussi bien pour l’organisation (sinon l’opportunité) du scrutin présidentiel de septembre – le contexte sécuritaire dégradé permettra-t-il seulement que ce rendez-vous politique soit possible à l’échelle nationale – que des chances de parvenir au consensus des diverses pièces du puzzle afghan (et des acteurs extérieurs aux agendas pas nécessairement convergents…) sur les contours, la trame générale et les détails d’un très hypothétique agenda de paix. Le 28 mai, une imposante délégation afghane avec à sa tête l’ancien président Hamid Karzai et une quinzaine de responsables talibans[7] était accueillie à Moscou dans le cadre officiel du 100e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques Russie–Afghanistan. À l’issue de réunions afghano-afghanes délocalisées en terre moscovite, les acteurs concernés faisaient état de « progrès sur certains points[8] » et de la nécessité de prolonger plus avant les discussions engagées (un magnifique euphémisme, assurément…).

À toutes fins utiles, rappelons qu’en début d’année, l’actuel locataire de la Maison-Blanche (entré en campagne pour sa réélection le 18 juin) plaidait pour un retrait des troupes américaines (et étrangères de la mission otanienne Resolute Support) d’Afghanistan selon un calendrier étiré sur trois à cinq ans. Et Washington de proposer alors aux talibans des négociations de paix susceptibles, à terme, de les associer à un gouvernement d’unité nationale ; à charge pour ces derniers, de leur côté, de « s’engager » à interdire l’accès au territoire afghan à tous les groupes terroristes ayant quelque velléité d’attaque contre les États-Unis d’Amérique.

En cette avant-veille de l’été, sur les fronts opposant les forces régulières afghanes (assistées des troupes américaines et internationales) aux talibans et aux combattants de Daech[9] , du Nord au Sud et des provinces de l’Ouest au périmètre oriental du pays, on demeure à des lieues de ces entreprises électorales et pacifiques.

L’absence de discussions structurées entre le gouvernement Ghani et les talibans (les derniers refusant de parler au premier), le crédit relatif de l’actuel chef d’État auprès de ses administrés, ses ambitions de réélection à tout prix, le front[10] que comptent lui opposer ses 17 challengers[11] ou encore l’empressement inquiétant de l’administration américaine à faire converger (au Qatar notamment) la hiérarchie talibane vers la table des négociations de paix malgré une appétence limitée pour l’exercice et une férocité éloquente sur le terrain des combats, tempéreront forcément l’approche positive relayée en divers lieux.

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[1] Dont 3207 accrochages armés…

[2] Les provinces méridionales (cf. le Helmand) et orientales (cf. Ghazni) étant particulièrement touchées.

[3] Elections législatives organisées les 20-21 octobre 2018.

[4] Publication officielle le 14 mai 2019.

[5] ‘’Long, Rowdy Feud in Afghan Parliament Mirrors Wider Political Fragility’’, The New York Times, 19 juin 2019.

[6] L’auteur de cette tribune avait le privilège d’être à Kaboul lors du 1er tour du scrutin présidentiel de 2014.

[7] Dont l’influent mollah Abdul Ghani Baradar, le ‘chef des opérations’ de l’insurrection talibane.

[8] Compte rendu de l’Assemblée générale du Conseil de sécurité de l’ONU, 14 juin 2014.

[9] Notamment dans ses places fortes des provinces orientales de Nangarhar et de Kunar. Entre début février et début mai 2019, cette organisation djihadiste était impliquée selon l’ONU (United Nations Assistance Mission in Afghanistan – UNAMA) dans 113 attaques et incidents sécuritaires.

[10] ‘’His term’s up. But Afghanistan’s president is defying critics to stay put and run for re-election in the fall’’, The Washington Post, 26 mai 2019.

[11] Parmi ces derniers, on retrouve diverses figures familières, dont Abdullah Abdullah, le Chief Executive (sorte de Premier ministre), Mohammad Hanif Atmar, un ancien Conseiller à la sécurité nationale et ministre de l’Intérieur, Rahmatullah Nabil, l’ancien directeur des services secrets (National Directorate of Security), Zalmai Rassoul, un ancien ministre des Affaires étrangères, ou encore le tristement célèbre Gulbuddin Hekmatyar.
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