ANALYSES

Entre taxes numériques nationales et refonte de la fiscalité internationale : vers un bras de fer mondial à l’OCDE

Interview
28 mars 2019
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Alors que l’Union européenne ne s’est pas accordée sur la taxation des GAFA, certains pays ont pris l’initiative de le faire à leur niveau. À l’échelle communautaire comme à l’échelle mondiale, ce manque de consensus sur la fiscalité du numérique empêche toute perspective d’harmonisation, tandis que celle-ci pèse de plus en plus dans la fiscalité internationale. Quels sont les enjeux derrière ce blocage ? Éclairage par Rémi Bourgeot, chercheur associé à l’IRIS.

Les 28 pays de l’UE viennent de formellement suspendre le projet d’une taxe européenne sur les géants du numérique. Comment interpréter cette décision ?

D’un côté, quatre pays d’Europe du Nord (Danemark, Suède, Finlande, Irlande) ont exprimé leur opposition résolue au projet de taxe européenne sur le chiffre d’affaires des grandes entreprises du secteur numérique. De l’autre, une large majorité d’États membres, les plus grands en particulier, défendaient cette taxe. Ils étaient cependant moins unis qu’à première vue ; ce qui a d’autant plus compliqué la recherche de l’unanimité requise en matière fiscale. Berlin notamment, malgré la mise au point d’une initiative franco-allemande sous l’impulsion de Paris ces derniers mois et l’animosité d’une partie de l’opinion publique allemande vis-à-vis des géants numériques, craignait que l’adoption de cette taxe n’envenime davantage la question des exportations automobiles vers les États-Unis. Il faut noter par ailleurs que la taxe rejetée récemment était une version réduite du dispositif qui avait déjà été débattue à la fin de l’année dernière. En effet, bien que maintenant l’idée d’une taxation à hauteur de 3%, cette version excluait de l’assiette de la taxe les revenus de la vente de données et les frais intermédiaires des plateformes de vente pour se concentrer sur les revenus publicitaires.

Les quatre pays opposés à la taxe disposent d’un petit marché intérieur et dépendent fortement des exportations ou des revenus internationaux plus généralement qui, dans le dispositif actuel, éclipsent les recettes très limitées que leur aurait offertes la taxe numérique européenne. La Suède a, de plus, voulu défendre le succès de ses entreprises numériques, sur le modèle du géant du streaming musical Spotify, tout en pointant le risque général de double taxation. Quant à l’Irlande, naturellement, il s’est agi de préserver son modèle consistant à attirer les sièges sociaux des grands groupes internationaux pour l’Europe au moyen d’un taux de taxation faible, qui incite les entreprises concernées à déclarer une partie importante de leurs profits en Irlande plutôt que dans les pays européens où la plus-value est générée.

Plusieurs pays comme la France, le Royaume-Uni, mais aussi l’Italie ou l’Espagne planchent ou sont en passe de mettre en place une taxation sur les GAFA à échelle nationale. Quelles sont les différentes approches sur le sujet ? Avec quels intérêts et potentiels risques ?

Les pays européens qui préparent une taxe numérique à l’échelle nationale (France, Italie, Espagne, Royaume-Uni, Autriche) élaborent des variantes relativement proches de ce qui avait été discuté au niveau de l’UE au cours des mois précédant la mise au point de ce qui apparaissait, avant son rejet, comme une solution de consensus de court terme. Ces gouvernements prévoient des seuils de chiffres d’affaires similaires à ceux de l’initiative européenne et un ensemble de services plus large que les seules recettes publicitaires, avec la taxation de la vente de données et des commissions intermédiaires des plateformes de vente en particulier. À l’échelle française, le gouvernement, qui souhaite qu’elle soit rétroactive au 1er janvier 2019, espère des recettes fiscales de l’ordre de 400 millions d’euros cette année et d’un peu plus de 600 millions d’ici 2021.

Les États qui se lancent dans ce type de taxation cherchent naturellement à engager un rapport de force vis-à-vis des grandes entreprises concernées, mais en réalité surtout entre États en ce qui concernent les négociations qui se dérouleront dans le cadre de l’OCDE. On retrouve dans le monde des pays très divers parmi ceux qui suivent cette voie, qu’il s’agisse des États européens cités précédemment, de l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, Singapour… ce qui indique naturellement le caractère général des préoccupations sur la taxation du numérique.

Néanmoins, la taxation du chiffre d’affaires des grandes entreprises numériques a eu tendance ces derniers mois à être présentée comme une fin en soi, dans le contexte de négociations difficiles à l’échelle européenne. La taxe numérique sur le chiffre d’affaires est surtout censée constituer une étape de transition vers une réforme de la fiscalité internationale du secteur numérique, autour de la notion de “présence digitale”. Les difficultés puis la confirmation de l’échec de l’étape intermédiaire en Europe ont conduit à privilégier la voie de négociations mondiales à l’OCDE plutôt qu’une nouvelle initiative communautaire. Dans tous les cas, il s’agit in fine de redéfinir la répartition entre les États des recettes fiscales liées au numérique, mais selon un modèle qui devrait probablement continuer à reposer sur les bénéfices, ou au moins à les prendre en compte. Malgré l’idée de seuils de déclenchement dans les projets actuels de taxe numérique, le concept d’une taxation fondée sur le chiffre d’affaires pose des problèmes de fond qui avaient généralement conduit la plupart des États à le mettre de côté au cours de leur histoire économique, et n’est a priori conçu aujourd’hui que comme un outil temporaire.

D’un côté, les projets de taxe numérique revêtent une importante dimension politique, dans le sens où, malgré la relative faiblesse des montants en jeu à ce stade, les gouvernements peuvent y trouver l’occasion de faire passer un message égalitaire auprès de l’opinion publique. De l’autre se pose une question économique de plus long terme sur le modèle fiscal des États dans un contexte de bouleversement des activités marchandes et de leur ancrage géographique. La taxe numérique représente, dans cette dernière perspective, l’amorce d’un débat et d’un rapport de force plus général. Le télescopage actuel entre la taxe sur une partie du chiffre d’affaires numérique et l’ambition plus générale visant à remettre à plat les modèles fiscaux internationaux sur le plus long terme crée cependant une certaine confusion dans le débat public. Ce débat multiple a tendance à compliquer l’amorce de négociation dans le cadre de l’OCDE.

Alors que les États-Unis menacent de riposte les pays qui taxeraient les GAFA, l’administration Trump semble avoir une approche plus générale que les pays européens de la réforme de la fiscalité internationale. Pouvez-vous nous en dire plus sur sa stratégie ?

Tout en s’attaquant aux projets européens, l’administration américaine se montre en général assez critique des géants numériques sur le plan de leurs pratiques fiscales aux États-Unis. La réforme fiscale américaine a consisté en un abaissement des taux d’imposition, mais s’accompagne aussi d’une série de changements, déjà actés ou en gestation, au sujet de la base fiscale. Trump est ainsi prêt à ouvrir une négociation que les États-Unis ne souhaitaient pas engager précédemment et qui promet de se concentrer, au moins dans un premier temps, sur des entreprises comme Amazon, qu’il défend sur la scène internationale tout en ne cessant de les critiquer au niveau intérieur. La tactique consiste à accepter le principe de ces négociations pour rapidement l’élargir au-delà de la question du numérique, en arguant des frontières désormais très poreuses entre les secteurs, et d’ainsi engager un rapport de force bien plus vaste, sur la taxation de l’ensemble des échanges économiques internationaux. L’administration américaine évoque notamment l’idée, pour prendre en compte indirectement les activités marchandes des entreprises étrangères dans un pays donné, d’élaborer une taxe dépendant des dépenses de marketing à destination de ce marché. Cette idée évoque plus a priori un dispositif transitoire, comme les taxes numériques mises en place ailleurs qu’un modèle de long terme au niveau mondial. Du point de vue européen, si cette approche contrarie naturellement les grands pays exportateurs comme l’Allemagne, le ciblage des dépenses de marketing pourrait également s’avérer problématique pour d’autres pays et secteurs, et notamment pour le luxe français.

L’OCDE, qui a une autorité certaine dans l’étude de l’évasion fiscale, a réussi à entraîner un très grand nombre de pays dans ce processus d’amorce de négociations. Cependant il faut naturellement mesurer la complexité de la négociation qui s’engage sur la question de la fiscalité internationale. Si les États ont finalement en commun le désir de préserver leur base fiscale, avec des inquiétudes parfois similaires, la définition même du champ de la négociation est encore loin d’avoir été résolue.
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