ANALYSES

Mohamed Salah, entre football et géopolitique

Interview
22 mai 2018
Le point de vue de Sébastien Abis


Mohamed Salah, attaquant égyptien évoluant dans le club de Liverpool, s’est hissé en figure médiatique par son talent, mais surtout grâce à l’image positive qu’il véhicule sur et en dehors des terrains. Dans un monde où le sport est devenu un outil de puissance symbolique, le phénomène de Mohamed Salah semble s’imposer petit à petit au sein de la géopolitique mondiale, et cela à quelques semaines de la Coupe du monde… L’analyse de Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS.

Le footballeur égyptien Mohamed Salah s’apprête à jouer la Coupe du monde en Russie avec son pays, l’Égypte, qui participe pour la troisième fois de son histoire à cette compétition ? Pourquoi faut-il s’intéresser davantage à ce joueur peu connu du grand public ?

En effet, après 1934 et 1990, l’Égypte va prendre part à ce rendez-vous phare de la planète football. Au-delà des aspects purement sportifs, la Coupe du monde offre un moment d’exposition considérable pour les nations qualifiées. Grâce à l’excellent travail du sélectionneur argentin, Hector Cuper, les « Pharaons » vont, en outre, disputer le tournoi en se retrouvant dans le groupe A en compagnie de la Russie, pays hôte de la compétition, mais aussi de l’Arabie saoudite et de l’Uruguay. Nous aurions tort de croire que le défi est trop relevé pour l’Égypte, et ce pour deux raisons.

D’abord, ce grand pays du Moyen-Orient est aussi et depuis longtemps une grande nation de football, affilié à la FIFA depuis 1923. C’est le premier pays africain à se qualifier en 1934 à une Coupe du monde. C’est aussi l’Égypte qui détient le record de victoires en Coupe d’Afrique des nations (CAN) : sept au total, la dernière en 2010. L’équipe égyptienne est parvenue à sortir d’un groupe difficile en phases éliminatoires, où figurait notamment le Ghana. Compte tenu de l’effervescence qui règne en Égypte autour du ballon rond et de la sélection nationale, les Pharaons ne viennent assurément pas en Russie pour y faire de la figuration. Qui plus est, même si la Russie et l’Uruguay semblent se situer un cran au-dessus sur le plan sportif, il faudra suivre attentivement le premier match du 15 juin entre l’Égypte et l’Uruguay. Une victoire des Pharaons peut leur donner de réelles chances de qualification pour le second tour du tournoi.

Un tel scénario est d’autant plus plausible que l’Égypte dispose d’un joueur en pleine forme et qui s’est révélé être l’un des meilleurs en Europe ces derniers mois. Mohamed Salah, attaquant de Liverpool, s’apprête à livrer une finale de Ligue des Champions face au Real Madrid. Les performances de l’Égyptien sont pour beaucoup dans le parcours remarquable des « Reds » dans cette compétition européenne. Il a marqué 11 fois en 14 matchs, dont ceux décisifs au printemps face à Manchester City et la Roma. Arrivé à l’été 2017 à Liverpool, ce club mythique du nord de l’Angleterre où les supporters l’ont pleinement adopté, Mohamed Salah vient de réaliser une saison exceptionnelle. Il a inscrit 32 buts en 36 rencontres de championnat, ce qui lui a permis d’être élu meilleur joueur de la Premier League cette année. Seuls Lionel Messi et Cristiano Ronaldo ont fait mieux en Europe en termes de statistique ! S’il continue sur cette lancée, si Liverpool remporte le trophée suprême européen et si son Mondial avec l’Égypte est réussi, il pourrait être un candidat sérieux au Ballon d’Or 2018. Incontestablement, Mohamed Salah sera donc la star de la sélection égyptienne, pour laquelle il a déjà joué à 54 reprises depuis 2011, avec un total de 33 buts jusqu’à présent. Autre chiffre impressionnant pour un joueur qui fêtera à peine ses 26 ans lors de la rencontre face à l’Uruguay le 15 juin prochain. Une belle occasion pour lui de célébrer cela en améliorant son bilan personnel au service du collectif, argument qu’il ne cesse de mettre en avant quand on lui parle de ses seules prouesses.

Pourquoi positionner le cas de ce joueur dans un débat plus large sur la dimension géopolitique du football ?

D’abord une actualité récente : les crampons de Mohamed Salah ont fait leur entrée au célèbre British Museum de Londres le 17 mai dernier, aux côtés des antiquités égyptiennes ! Tout un symbole qui dépasse naturellement les allées du musée londonien. Neal Spencer, conservateur de l’Égypte ancienne et du Soudan au British Museum, a déclaré à cette occasion : « Ces chaussures racontent l’histoire d’une icône égyptienne moderne, évoluant au Royaume-Uni, avec un impact véritablement mondial ». C’est un premier élément important : Mohamed Salah incarne à sa manière l’Égypte contemporaine et la nouvelle génération de ce pays. Son aura dépasse donc à la fois le terrain sportif et le territoire égyptien. D’où le phénomène Salah au sein de la sphère footballistique et de la population égyptienne : tout le monde l’apprécie et reconnait sa simplicité en dehors des pelouses (aucune excentricité ou aucune frasque). Pour bon nombre de jeunes, c’est un modèle à suivre. Le joueur est très impliqué dans des activités sociales à Liverpool et en Égypte, ville et pays qui souffrent chacun à leur manière de réelles difficultés économiques. Il vient par exemple de faire une importante campagne de sensibilisation contre les drogues en Égypte, avec le ministère de la Solidarité sociale.

Ensuite, difficile de ne pas mettre en perspective la trajectoire actuelle de Mohamed Salah avec celle du débat sur la place de l’Islam dans les sociétés européennes. Croyant et pratiquant, il s’agenouille et prie à chaque réalisation dans un match. Dans un pays marqué par de vives tensions communautaires et frappé par des attentats islamistes ces dernières années, Mohamed Salah renverse complètement les préjugés. Cette année, dans les tribunes d’Anfield Road, le stade de Liverpool, les supporters ne cessaient de répéter cette chanson au second degré « If he scores another few, then I’ll be Muslim too/(…) Sitting in a mosque, that’s where I wanna be ». Par-delà ces paroles volontairement excessives, c’est un signal non négligeable compte tenu des problématiques en cours au Royaume-Uni et en Europe à propos de tolérance vis-à-vis de la religion musulmane. D’ailleurs, quand on interroge des Égyptiens à propos de Mohamed Salah, tous mentionnent le fait qu’il symbolise la réussite d’un arabe musulman, assumant ses origines, sa culture et sa religion. Ce sont sans doute aussi ces éléments qui contribuent à faire rayonner le joueur dans toute la région nord-africaine et moyen-orientale. Il est devenu un point de référence pour une jeunesse qui se cherche des idoles contribuant au bonheur collectif.

Enfin, comment ne pas évoquer les interactions entre politique et football en Égypte. Longue histoire là encore. Mais pour ne rester que sur le seul cas de Mohamed Salah, rappelons que le joueur a recueilli de nombreux votes lors de l’élection présidentielle de mars 2018… Dans un scrutin joué d’avance pour Abdel Fattah al-Sissi, la population égyptienne n’avait de choix qu’entre ce dernier et Moussa Mostafa Moussa, fidèle soutien du maréchal. Résultat, beaucoup ont préféré rayer ces deux noms de leur bulletin de vote et y inscrire dessus le nom de Mohamed Salah. Aucun chiffre officiel à ce sujet, mais des estimations avancent près d’un demi-million de suffrages pour le joueur de football. Une telle anecdote révèle à la fois la fracture qui règne en Égypte entre le pouvoir et la société, mais aussi comment l’activité d’un sportif peut se retrouver entraînée par des dynamiques sortant totalement du cadre pour lequel il s’investit. Si Mohamed Salah multiplie les actions caritatives et le financement de projets de solidarité, c’est parce qu’il peut le faire grâce à un pouvoir d’achat hors norme par rapport aux conditions de vie des Égyptiens, mais aussi parce qu’il est lui-même issu d’un milieu familial défavorisé. Il est né dans le gouvernorat de Gharbeya, situé au nord du pays, au sein du delta du Nil. Très tôt attiré par le ballon rond et visiblement doué avec, il suit une formation spécialisée au Caire dans sa jeunesse, qui l’oblige à faire un trajet quotidien de plusieurs heures entre son domicile familial et le centre sportif de la capitale.

Personnage médiatique par son activité remarquable sur les terrains et donc sur les écrans du monde entier, Mohamed Salah fait inévitablement l’objet de tentatives de récupération dans son pays. Ahmed Abou Zeid, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a affirmé sur Twitter qu’il était « le symbole du soft power de l’Égypte ». Le Président al-Sissi ne cache plus sa fierté de voir un Égyptien si performant actuellement, même si le portrait du joueur semble lui faire de l’ombre dans les rues des villes égyptiennes. Mohamed Salah paraît distant vis-à-vis de cette communication politique, qui n’est d’ailleurs pas propre à son pays. En Arabie saoudite, la municipalité de La Mecque (sensible au fait que le joueur est appelé sa fille Makka) souhaite lui attribuer un terrain dans la ville sainte en guise de récompense après sa saison exceptionnelle et…comme ambassadeur de l’Islam dans le monde. Si l’octroi de terres n’est pas autorisé par le Royaume, l’autre option à l’étude est de baptiser une mosquée à son nom sur le territoire de La Mecque. Reste à voir dans quelle mesure ces projets restent d’actualité si Mohamed Salah inflige une sérieuse déconvenue à la sélection saoudienne, qui elle aussi croisera le chemin de l’Égypte et de son nouveau Pharaon lors du mondial en Russie.
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