ANALYSES

L’Est méditerranéen : un nouvel eldorado gazier ?

Tribune
28 juin 2017
Par Mikaël Lefèvre, consultant en énergie et géosciences pétrolières pour Capgemini
Depuis la chute abrupte des cours du baril de juin 2014, le prix du baril West Texas Intermediate (WTI) s’est, non sans mal, stabilisé autour de 50$ l’unité. Dans ce nouveau paysage, pays producteurs, importateurs et grandes compagnies pétrolières ont dû profondément s’adapter afin de préserver leurs intérêts. Ainsi, après des mois de négociation, l’OPEP annonçait la signature d’un accord avec des pays hors de l’organisation (nommément la Russie) visant à réduire la production pétrolière de 562 000 barils par jour. Les grandes compagnies pétrolières ont également dû se repositionner vers des zones économiquement matures, techniquement moins risquées et plus rentables à la défaveur des zones d’exploration « frontières », telles que l’Arctique. Dans ce contexte, les ressources mises à jour depuis dix ans qui ne cessent de faire grossir les réserves prouvées et estimées de l’Est méditerranéen pourraient redéfinir l’équilibre des forces entre les États concernés, ainsi qu’affecter de façon significative les intérêts russes et européens dans la région.

Historique des hydrocarbures Est-méditerranéens

La Grèce, la Turquie, la Syrie, le Liban, Chypre, Israël et l’Egypte se disputent un domaine maritime historiquement très prolifique pour le commerce et d’une rare instabilité politique depuis l’Antiquité. Noble Energy (une compagnie pétrolière américaine privée) met à jour le 30 décembre 2010 le champ gazier de Leviathan par 5170m de profondeur, pour des réserves estimées entre 460 et 621 Gm3 (milliard de mètre cube). Les champs de Tamar (2009) et Tanin (2012) s’y ajoutant ont donné à Israël des arguments de poids pour négocier avec ses voisins égyptien, turc et jordanien des contrats d’exports pouvant potentiellement stabiliser la région autour d’intérêts communs ou en dégrader le climat à la faveur de volontés belliqueuses.

Cependant, la compagnie indépendante italienne ENI a également mis à jour en 2015 dans le delta du Nil le gisement gazier « super-géant » de Zohr, révélant pas moins de 850 Gm3 et en faisant à ce jour le plus grand gisement de gaz découvert en Méditerranée. Celui-ci s’ajoute aux réserves de gaz conséquentes mises à jour par BP sur les champs de Salamat (2013), Atoll (2015) et tout récemment Qattameya (mars 2017). L’ensemble de ces découvertes va indubitablement permettre à l’Égypte de devenir exportatrice, sinon au moins autosuffisante en gaz naturel, malgré sa consommation de plus de 50 Gm3 déjà en 2013. Il est important de rappeler à ce titre que l’Égypte est devenue depuis 2010 un importateur net de gaz naturel et que sa consommation de gaz naturel a augmenté de 7.0% pour la seule année 2016, passant à 51,1 Gm3 (contre 42,6 Gm3 pour la France par exemple).

Des compagnies régionales intermédiaires comme Delek Group (Israël) ou Energean (Grèce) arrivent également à tirer leur épingle du jeu sur la vente du gaz aux fournisseurs d’énergies locaux, redynamisant l’ensemble de l’industrie locale dans une région soumise à de très fortes tensions.

Quelles conséquences ? Quel avenir ?

Nonobstant les évidents avantages économiques dont pourrait bénéficier l’ensemble du bassin méditerranéen, les conséquences de la mise en place d’une grande province gazière prête à l’export en Méditerranée orientale pose différentes questions.

Sur la scène mondiale d’abord, l’hypothèse d’un export de gaz naturel vers l’Europe en contournant la Russie pourrait générer des tensions entre les exportateurs méditerranéens et Russes, ces derniers étant très largement dépendants de la rente gazière. Cette hypothèse reste cependant peu probable considérant la volonté du Caire de conserver l’ensemble des ressources gazières de méditerranée pour un usage domestique. Si des ressources gazières continuent d’être mises à jour dans le delta du Nil, l’Égypte pourrait néanmoins à terme devenir exportatrice nette à la faveur d’une demande mondiale en augmentation continue depuis 2009.

De la même façon, la sécurité des infrastructures pétrolières pourra devenir un enjeu primordial pour les pays concernés dans des eaux où croisent les marines nationales de nombreux États, au cœur d’une région actuellement en conflit. L’acquisition en septembre 2015 par l’Égypte de deux frégates de classe Mistral n’est certainement pas anodine dans ce contexte géopolitique possiblement conflictuel, donnant à la marine égyptienne une capacité de protection de ses infrastructures gazières. Le premier Floating Production Storage Offset (FPSO : unité flottante de production, de stockage et de déchargement) à opérer en Méditerranée orientale devrait produire en 2020 sur les champs israéliens de Tanin et Karish. Il est certain que la sécurité d’infrastructures aussi sensibles à proximité de la Syrie en guerre, et à portée d’une attaque terroriste pouvant déclencher une marée noire sans précédent sur les côtes israélienne, ne manquera pas de recentrer les intérêts géostratégiques des nations concernées vers leurs forces maritimes.

Il est enfin important de noter que la phase d’exploration des ressources gazières en Méditerranée orientale est loin d’être terminée, pouvant faire surgir d’autres problèmes politiques : l’entreprise d’information économique IHS Markit a annoncé début 2017 que l’un des puits d’exploration les plus critiques de l’année serait celui opéré par le français Total dans le bloc 11 au large des eaux territoriales chypriotes, juste au Nord du champ égyptien de Zohr. Si ce dernier se révélait fructueux, la mise à jour de ressources gazières dans les eaux de Chypre pourrait faire resurgir la question de la réunification de l’île divisée en deux depuis l’invasion en 1974 de sa partie Nord par la Turquie. En cas de découverte gazière majeure, les disparités économiques actuelles entre la République turque de Chypre du Nord (RTCN) – non reconnue par la communauté internationale – et la République de Chypre pourraient initier des mouvements populaires pour une répartition équitable de la future rente gazière sur l’ensemble de l’île, ainsi que conduire à une réunification de l’île sous des auspices turques et américaines jusqu’alors favorables. Cela pourrait également permettre à l’Union européenne de profiter des ressources gazières méditerranéennes pour diversifier les sources d’importation vers son marché largement dépendant de la Russie aujourd’hui. Un échec, bien que moins bruyant politiquement, le sera bien davantage pour les compagnies pétrolières opérant dans la région (la licence du bloc 11 se partage entre Exxon, ENI et Total) qui doivent encore aujourd’hui rationnaliser leurs dépenses et repenser leur stratégie d’exploration, malgré les résultats encourageants de ce début d’année [9].
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