ANALYSES

Pour un rapport de l’Union européenne sur les exportations d’armement dans le monde

Tribune
28 février 2017
La publication du Sipri Yearbook 2016 en février 2016, le salon IDEX de l’armement aux Emirats arabes Unis qui s’est tenu du 19 au 23 février 2017, ainsi que les bons résultats de la France à l’exportation… Les occasions sont multiples pour parler des ventes d’armes dans le monde. Mais il n’est en réalité pas si simple d’en débattre, tant les chiffres sur lesquels sont basés les analyses sont sujets à caution.

Il est difficile de ne pas être atteint de schizophrénie quand d’un côté, on se félicite du chiffre des exportations record de la France (20 milliards d’euros d’exportation en 2016 selon le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian), alors que de l’autre, on se lamente de la croissance de 8,4% des exportations d’armement dans le monde (selon l’Institut de recherche sur la paix – SIPRI)[1].Ce chiffre serait le reflet d’un monde où les crises se multiplient. Personne ne semble pourtant avoir relevé que selon le SIPRI, les exportations d’armement de la France, représentant 6% d’un peu plus de 30 milliards de TIV[2] représenteraient 1,5 milliards d’euros de ventes d’armes de la France, alors que le ministre de la Défense annonce 20 milliards d’euros. Vu de l’extérieur, une certaine confusion semble donc régner.

Il faut féliciter le SIPRI de son travail car il s’agit du seul organisme qui mesure aujourd’hui les exportations d’armement dans le monde et qui communique sur le sujet. Moins connu mais méritant qu’on s’y attarde quand même, est le World Military Expenditures and Arms Transfers (WMEAT) publié par le département d’Etat américain. Or, si le SIPRI évoque un chiffre de 30 milliards de dollars, le WMEAT 2016 donne lui une moyenne de 150 milliards de dollars de ventes d’armes dans le monde par an sur la période 2004-2014, soit un rapport de 1 à 5[3] ! Quant au ministère de la Défense français, il semble avoir donné dans le rapport au Parlement sur les exportations d’armement une estimation moyenne des exportations d’armement dans le monde d’un montant annuel de 100 milliards d’euros[4]. Il apparait donc difficile à première vue de s’y retrouver dans tous ces chiffres contradictoires. Pour autant, on peut dégager deux tendances très nettes et émettre une recommandation.

L’accroissement des exportations d’armement dans les zones de tension

La première tendance est qu’il existe effectivement un accroissement des exportations d’armement sur un rythme significatif, sans être exceptionnel, dans deux régions du monde : le Moyen-Orient et l’Asie. En Asie, le mouvement est tiré à la fois par la croissance économique qui est forte mais également par le clivage stratégique entre la Chine et un certain nombre de ses voisins, qui se traduit notamment par une augmentation des capacités navales. Ce phénomène est notamment lié aux revendications territoriales en mer de Chine. Au Moyen-Orient, le clivage entre l’Iran d’une part, et l’Arabie Saoudite et ses alliés d’autre part, crée une situation favorable à la course aux armements. Le conflit yéménite cristallise effectivement à la fois cette opposition mais il est aussi pour la première fois depuis longtemps « consommateur » d’armement, qu’il faut renouveler. Toutefois, la baisse prolongée des prix du pétrole a conduit depuis un an les Etats de la région à mettre un frein à leurs ambitions. Par ailleurs, il existe une constante à tous ces pays, en Asie et même désormais au Moyen-Orient : ils ne veulent plus uniquement être des consommateurs d’armement mais souhaitent désormais être aussi des producteurs, afin d’acquérir davantage d’autonomie stratégique. Ce qui était vrai depuis déjà plus de 10 ans pour l’Inde, la Corée du Sud ou la Turquie, est également vrai désormais pour des pays comme la Malaisie, Singapour ou l’Indonésie mais aussi et surtout pour les pays du Golfe. Les Emirats Arabes Unis, où s’est déroulé le salon IDEX, est l’un des premiers pays de la région à s’être doté d’une législation sur les offsets, qui prévoit des transferts de technologie et une fabrication locale en contrepartie des ventes d’armes à ce pays. Dans le cadre de son projet « vision 2030 », l’Arabie Saoudite a le même objectif : elle souhaite à la fois être plus autonome et également développer une industrie de défense grâce à ses achats d’armement. Cette tendance au développement des industries de défense devrait donc se traduire dans quelques années par une réduction des exportations d’armement, les capacités de production locales augmentant.

Les Etats-Unis largement en tête du classement des exportateurs d’armement

La deuxième tendance est que les Etats-Unis restent, et de très loin, les plus grands exportateurs d’armement dans le monde. Le SIPRI estime que les Etats-Unis représentent un tiers des exportations mondiales, soit environ 10 milliards de TIV. Le Rapport au Parlement français sur les exportations d’armement chiffre pour sa part un montant d’environ près de la moitié des exportations mondiales, soit près de 50 milliards d’euros. Le WMEAT estime quant à lui à 79% la part des Etats-Unis dans les exportations d’armement mondiales, soit 120 milliards de dollars sur la période 2004-2014 et même 153 milliards de dollars pour la seule année 2014 ! On constate d’ailleurs dans le WMEAT une augmentation d’un tiers des exportations d’armement des Etats-Unis durant les deux mandats de Barack Obama : tout se passe comme si la baisse des budgets de défense des Etats-Unis avait été compensée durant cette période par une augmentation des exportations afin de soutenir l’industrie de défense des Etats-Unis. Or, les chiffres donnés par le WMEAT sur les exportations des Etats-Unis ne sont pas contestables. Ce sont des chiffres officiels qui résultent de l’addition des ventes commerciales, des ventes d’Etat à Etat dans le cadre des Foreign Military Sales (FMS), ainsi que des ventes dans le cadre du programme de coopération militaire géré par la DoD’s Defense Security Cooperation Agency (DSCA) et de deux programmes spécifiques portant sur l’exportation d’équipements militaires navals. Dans ce domaine, « America’s first » n’est pas un projet : c’est déjà une réalité

L’Union européenne devrait être à l’initiative d’un outil de transparence sur les exportations d’armement

En matière de transparence sur les ventes d’armes, il existe depuis la première guerre du Golfe le registre des armes classiques des Nations unies. Cet outil est un réel progrès en matière de transparence mais il a pour double limite le peu de publicité et l’absence de mesure de la valeur financière des exportations. Or, cette mesure financière est importante car c’est aujourd’hui le seul indicateur objectif des capacités réelles d’un matériel militaire : plus un armement est technologiquement en pointe, plus il est cher, mais plus il est aussi performant. On l’a bien vu durant la première guerre du Golfe en 1991, où les 5000 chars de l’armée irakienne ont pesé de peu de poids face aux armées de la coalition conduite par les Etats-Unis. Les pays de l’Union européenne (UE) disposent tous également depuis 15 ans de rapports nationaux sur les exportations d’armement pour rendre cette transparence dans les ventes d’armes. Même si la présentation de ces rapports nationaux n’est pas harmonisée, ils chiffrent les exportations d’armement de chaque pays à partir de données officielles et sont donc censés être fiables. Mais il faudrait aujourd’hui que l’Union européenne fasse plus…

La compilation de ces rapports nationaux doit permettre de créer un rapport européen sur les exportations d’armement. Une fois ce rapport complété par les données recueillies sur les exportations des pays non membres de l’UE, il permettrait à cette dernière de publier un rapport sur les exportations d’armement dans le monde. Ce rapport, au moment où commence à être mis en œuvre le Traité sur le commerce des armes, permettrait, en accroissant la transparence, de mieux légitimer les ventes d’armes des pays de l’UE qui respectent les traités internationaux réglementant les exportations d’armement. Il permettrait également de mesurer sans contestation le poids réel de l’Union européenne en matière de ventes d’armes dans le monde. Comme on l’a vu, même quand la France exporte beaucoup d’armes pour soutenir son industrie et donc son indépendance nationale, cela reste une goutte d’eau par rapport aux exportations américaines. Ce rapport devrait faire l’objet d’une large communication. Il devrait être conçu comme un instrument d’influence destiné à promouvoir la transparence sur les exportations d’armement.

Pour élaborer un tel rapport, l’Union européenne dispose de tous les outils nécessaires. Il y a déjà le rapport annuel sur les exportations d’armement, réalisé par le groupe COARM au sein du Service européen d’action extérieure (SEAE) dans le cadre de la position commune 2008/944 de l’UE sur les exportations d’armement. Ce rapport est publié au Journal Officiel de l’Union européenne[5] mais il présente le double handicap, alors même que toutes les données y sont disponibles, de ne pas donner une vision globale des exportations de l’UE, ni de remettre en perspective la compilation de toutes les données qui y figurent. Or, des think tanks travaillent dans chacun des pays membres sur les questions d’armement et d’exportations d’armement, à l’image des chercheurs qui collaborent au réseau ARES piloté par l’IRIS. Ces derniers peuvent mettre en perspective le rapport du SEAE et le compléter par les données mondiales. Il existe enfin un institut de recherche rattaché à l’Union européenne, l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS), qui pourrait fédérer les travaux des institutions officielles et des think tanks européens afin de produire cette publication de référence sur les exportations d’armement dans le monde.

[1] Très exactement entre les périodes 2007-2011 et 2012-2016,

[2] Le SIPRI Trend Indicator Value (SIPRI TIV) est basé sur la valeur capacitaire supposée d’un matériel et n’est donc pas censé représenter le montant des exportations d’armement. Toutefois le TIV est référencé par rapport au coût connu de certains matériels. On peut donc considérer que le montant du SIPRI TIV est bien un montant financier même si le SIPRI indique, à juste titre, que les chiffres qu’ils donnent ne peuvent scientifiquement représenter la réalité.

[3] World Military Expenditures and Arms Transfers 2016, décembre 2016, https://www.state.gov/t/avc/rls/rpt/wmeat/2016/index.htm

[4] Rapport au Parlement sur les exportations d’armement 2016, ministère de la défense, 1 juin 2016, http://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/rapport-au-parlement-sur-les-exportations-d-armement-2016

[5] Rapport annuel sur les exportations d’armement : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage_en/8472/Annual%20reports%20on%20arms%20exports
Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?
COP28 : Que peut-on en attendre ?