ANALYSES

La question des îles Kouriles, encore un obstacle à la réconciliation russo-japonaise ?

Tribune
11 mai 2016
Le Premier ministre japonais conservateur, Shinzo Abe, et le Président russe autocratique, Vladimir Poutine, se sont rencontrés à Sotchi, dans le Caucase russe, le 6 mai dernier, une première depuis plusieurs années. Cette rencontre marque une volonté de rapprochement entre les deux puissances sur les plans diplomatique et économique. Les deux dirigeants se sont accordés sur la nécessité d’une « approche fondée sur de nouvelles façons de penser ». Le Premier ministre nippon a présenté un plan de coopération qui implique 8 secteurs dans une série de projets pour mettre en valeur l’extrême-orient russe, priorité de l’administration moscovite – projets énergétiques et dans le domaine de la santé – et afin de faciliter les négociations sur le sujet essentiel qui grève lourdement les relations entre les deux pays : la question des îles Kouriles du Sud (Kunashiri, Etorofu, Habomai et Shikotan), administrées par Moscou et revendiquées par Tokyo, et le traité de paix entre les deux Etats qui est lié à la résolution de ce différend territorial. Lors de cette rencontre bilatérale de 3 heures, avec notamment plus de 30 minutes de discussion directe « d’homme à homme », les deux leaders ont décidé de poursuivre les négociations sur le traité de paix et sur ces quatre îles et îlots (Kuriliskie Ostrava en russe) que les Japonais désignent comme les Territoires du Nord. Ils sont en effet situés à quelques encablures au nord de la grande île septentrionale de l’archipel nippon, Hokkaido. Selon un compte rendu de responsables du gouvernement de Tokyo, consulté par l’Asahi Shimbun, Abe et Poutine se sont mis d’accord pour que leurs vice-ministres des Affaires étrangères respectifs se rencontrent en juin pour négocier le traité de paix. « Je sens que nous allons vers une percée dans les négociations du traité de paix [actuellement] au point mort », a d’ailleurs déclaré plutôt confiant Shinzo Abe aux journalistes après sa rencontre de trois heures avec Poutine à Sotchi.

Mais quelles sont les chances d’aboutir sur cette question épineuse ?

Un retour sur l’histoire des deux Etats et de cette région asiatique est nécessaire pour en comprendre les enjeux. Les îles Kouriles ont été occupées progressivement au cours des XVIIIe et XIXe siècles par les explorateurs des empires nippon et russe et la frontière entre ceux-ci a été fixée entre l’île japonaise d’Etorofu et l’île russe d’Urup, au nord. Par le traité de Saint-Pétersbourg de 1875, les Russes ont cédé l’archipel des Kouriles dans son ensemble au Japon en l’échange de l’abandon par ce dernier de ses prétentions sur la grande île oblongue voisine de Sakhaline. Mais à la toute fin de la Seconde guerre mondiale, l’armée rouge a occupé l’intégralité des Kouriles et a chassé sa population japonaise (17 000 personnes). En 1951, lors de la conférence de paix de San Francisco, Tokyo renonce à tous ses droits sur les îles contestées. Mais l’URSS ne signe pas le traité. Résultat: l’appartenance de ces territoires reste indéterminée dans la mesure où ils n’ont pas été officiellement attribués à Moscou et où leur annexion n’a été validée par aucun document juridique. Le Japon réclame depuis de récupérer sa souveraineté sur les quatre îles des Kouriles du Sud, qui n’avaient jamais été sous souveraineté russe. En octobre 1956, les deux parties furent près de parvenir à un accord partiel, un projet prévoyant de rétrocéder Habomai et Shikotan en échange de la signature d’un traité de paix. Mais cet accord capota, au motif pour le Japon que les deux îles ne représentaient que 7 % du territoire contesté. Depuis la question demeure dans l’impasse. Sous la présidence du prédécesseur de Poutine, Boris Eltsine, une certaine ouverture s’était opérée. Puis le président Poutine, en 2004, indiqua que l’offre pour un retour des deux îles du Sud était toujours une option.

Mais les chances d’un règlement global semblent néanmoins lointaines malgré ces ouvertures. D’abord parce que le Japon veut récupérer la souveraineté sur les quatre îles avant tout règlement de paix et ne devrait pas se contenter de deux îles. D’autre part, parce que la Russie a peu de raisons de rétrocéder ces territoires. Ils présentent un intérêt stratégique pour la flotte russe d’extrême-orient, ouvrant l’accès au Pacifique depuis la mer d’Okhotsk, où patrouillent notamment les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, certains de la récente classe Boreï, indispensables à la dissuasion atomique. Ces îles et leurs alentours abriteraient aussi des réserves d’hydrocarbures, comme c’est déjà avéré à Sakhaline et aussi des minerais stratégiques et rares, notamment du rhénium. Les Kouriles sont aussi occupées par quelque 20 000 ressortissants russes. La question est donc nécessairement sensible dans l’élite et la population de la Fédération de Russie pour des raisons nationalistes. Elles ne veulent pas brader l’héritage territorial et la souveraineté russes. Aussi Moscou marque régulièrement, et de plusieurs manières, son attachement à maintenir ces contrées lointaines et glacées dans son giron. Plusieurs visites de haut niveau ont été effectuées ces dernières années par des responsables politiques russes, dont celle du Premier ministre Dmitri Medvedev, en août 2015, au grand mécontentement de Tokyo. Un plan de développement décennal 2016-2025 a été adopté en août 2015 par Moscou pour développer les Kouriles. Doté de 70 milliards de roubles (plus d’1 milliard de dollars), il prévoit notamment de de moderniser les infrastructures insulaires. Sur le plan militaire, Moscou, qui déploie une garnison à Iturup (autre nom d’Etorofu), modernise régulièrement ses forces. Au printemps 2016, la Russie a annoncé son intention d’envoyer des drones et d’installer de nouvelles batteries de missiles côtiers. Elle envisagerait aussi une base navale. Ces différentes manifestations de la présence russe ne marquent pas le signe d’une volonté de désengagement et d’abandon de la souveraineté russe sur cette zone.

Ainsi la question va continuer à être discutée, y compris lors d’une rencontre prochaine entre Abe et Poutine. Le Premier ministre du Japon a été invité à prendre part au Forum économique oriental, qui doit se tenir à Vladivostok les 2 et 3 septembre 2016.

Mais on voit mal comment une « percée » pourrait avoir lieu. Un assouplissement de Tokyo sur la question des sanctions vis-à-vis de la Russie prises après l’annexion russe de la Crimée ukrainienne en 2014, qui supposerait d’ailleurs de se désolidariser du camp occidental et de l’allié américain – pourrait-elle faciliter les discussions ?

Cela pourrait apaiser les négociations, mais les positions semblent encore tranchées sur l’essentiel : le retour de tous les territoires dans l’escarcelle de Tokyo. En attendant, la coopération économique devrait progresser, notamment pour faciliter les conditions et le climat des affaires pour les entrepreneurs nippons en Extrême-Orient.
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