ANALYSES

L’État, le droit et l’intégration européenne

Tribune
10 mars 2015
La question des déficits publics de la France était à l’ordre du jour du Conseil des ministres de l’économie de l’Union européenne (Conseil Ecofin) réuni le 10 mars à Bruxelles. Ils ont notamment eu à examiner la recommandation adoptée par la Commission européenne, qui prévoit d’octroyer à la France un nouveau délai de deux ans pour ramener son déficit public sous le seuil des 3 %… D’aucuns ont critiqué cette « prolongation de dérogation » interprétée comme un privilège en faveur de la France, eu égard à son statut historico-politique dans la construction européenne. D’autres ont au contraire souligné le ton menaçant de la Commission en cas de non satisfaction de l’objectif assigné. En réalité, si l’hypothèse d’une sanction de la France est juridiquement fondée, elle demeure politiquement illusoire au regard du poids de la France au sein-même de l’Union. Il n’empêche, la construction européenne offre ici un nouvel exemple de la dialectique entre réalisme politique et obligation juridique à laquelle ses acteurs sont continuellement confrontés.

Le droit est clair. Les États membres sont soumis à l’obligation de maîtriser leurs déficits publics. Posée par le traité de Maastricht, cette contrainte générale est complétée par une procédure de convergence des politiques économiques et monétaires nationales et une procédure de surveillance des budgets nationaux et des déficits excessifs. Cette dernière a été renforcée par les règlements CE n° 1466/97 et n° 1467/97 du 7 juillet 1997 adoptés par le Conseil, complétant la résolution du Conseil européen d’Amsterdam de juin 1997 instituant un « Pacte de stabilité et de croissance » (PSC) en vue de garantir la coordination des politiques budgétaires nationales et d’éviter l’apparition de déficits budgétaires excessifs. Ce Pacte impose aux États de la zone euro d’avoir à terme des budgets proches de l’équilibre, ou excédentaires. Or, la crise financière et des dettes souveraines de 2008-2009 a souligné le caractère inopérant du PSC. L’Union économique et monétaire (UEM) a donc rénové et affermi sa gouvernance en se dotant d’une procédure de surveillance budgétaire et macroéconomique. Celle-ci résulte de la combinaison du paquet législatif dit « six-pack », du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) et du paquet législatif dit « two-pack ». Ce dernier recouvre deux règlements destinés à affermir, d’une part, le suivi et l’évaluation des projets de budget des États membres de la zone euro ainsi que la correction des déficits excessifs et, d’autre part, la surveillance des États confrontés à des difficultés financières. Outre l’exigence faite aux États membres de présenter à l’avance leur projet de budget de l’année suivante à l’Euro-groupe et à la Commission européenne, ce règlement prévoit en effet un suivi des projets de budget des États membres de la zone euro. La surveillance européenne des politiques budgétaires nationales s’inscrit ainsi dans le cadre du « semestre européen », qui prévoit que les États membres transmettent aux autorités européennes leur programme de stabilité (ou de convergence pour les États non membres de la zone euro), ainsi que leur programme national de réforme, chaque année avant la fin du mois d’avril, la Commission produisant ses observations en juin de manière à ce que les gouvernements les intègrent dans les budgets nationaux de l’année suivante pour discussion par les parlementaires.
Cette surveillance du budget national est une fonction qui échoit également à des organes internes. Ce dispositif national de surveillance témoigne de la face interne de la gouvernance économique européenne. L’article 50 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a complété la partie de l’article 32 de l’ordonnance de 1959 relative aux documents devant accompagner les projets de loi de finances de l’année consacrée au « rapport économique, social et financier », en vue notamment de prendre en considération les engagements européens de la France. Le débat parlementaire sur la loi de finances est ainsi l’occasion d’un examen du programme à transmettre aux instances de l’Union. Cependant, depuis l’introduction des lois de programmation des finances publiques, ces dernières s’avèrent être les outils privilégiés d’examen des perspectives pluriannuelles d’évolution des comptes publics. Conformément à l’article 14 de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2001 à 2014, maintenu en vigueur par la loi de programmation suivante, le gouvernement adresse désormais au Parlement le projet de programme de stabilité au moins deux semaines avant sa transmission à la Commission européenne. Le Parlement peut donc en débattre et se prononcer par un vote.
En outre, le règlement européen du 21 mai 2013 exige que parmi ces organes, une part essentielle de cette fonction soit exercée par des entités indépendantes. En France, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) a été institué (supra) en vue précisément d’apprécier le réalisme des prévisions macroéconomiques du gouvernement et de vérifier la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques avec les engagements européens de l’État. L’idée générale est bien de favoriser une vision impartiale des finances publiques nationales. À cette fin, le Haut Conseil est habilité à rendre des avis (simples), dont l’objet précis varie. Une première catégorie vise à apprécier le réalisme ou la crédibilité des prévisions macroéconomiques (prévisions de croissance du PIB, évolution des prix, environnement international, etc.) sur lesquelles repose la préparation des principaux textes du gouvernement qui régissent les finances publiques : projets de loi de programmation des finances publiques, projets de loi de finances, projets de loi de financement de la sécurité sociale, projets de loi de finances rectificative et projets de programme de stabilité et de croissance transmis chaque année à la Commission européenne et au Conseil de l’Union européenne. Le second type d’avis porte sur la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques (de l’État, des collectivités territoriales, de la sécurité sociale) avec les objectifs pluriannuels de finances publiques et les engagements européens de la France au sens du TSCG. Lorsque le gouvernement présente un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale au mois de septembre de chaque année, le HCFP se prononce sur la cohérence de ces textes avec la programmation pluriannuelle. Il est alors conduit à examiner si les prévisions de recettes et de dépenses présentées par le gouvernement sont compatibles avec « la trajectoire de retour à l’équilibre structurel des finances publiques ». Ainsi, lors de la présentation du projet de budget pour 2015 présenté le 1er octobre 2014 par le gouvernement, le HCFP a estimé que ce texte recelait « plusieurs fragilités » et que la prévision de croissance de 1 % en 2015 paraissait optimiste.

Comme nous le montre cet exemple, les obligations européennes sont inscrites dans notre propre droit. Il s’agit d’obligations (juridiques) nationales. Plus largement, au sein de chaque État membre de l’Union européenne, il semble émerger un ensemble de structures, de règles, de principes, de techniques, et de solutions destinés à traiter spécifiquement de la question de la participation nationale à l’Union européenne. La France et son système juridico-institutionnel n’échappe pas à ce phénomène.
Par l’intermédiaire d’un corps de règles de plus en plus étoffé, chaque État tente d’organiser et de réguler lui-même son intégration, sa participation à l’Union européenne. Ce droit national de l’intégration européenne est constitutif d’une discipline particulière et nouvelle de la science du droit. Reste qu’étudier le droit de l’intégration à partir d’un droit national portant sur les relations juridiques et institutionnelles demeure une méthode peu commune. La pertinence d’un « droit français de l’intégration européenne »* risque de se confronter aux traditionnelles difficultés de tracé des frontières ou de classification disciplinaire. Plutôt que de s’y aventurer inutilement, il est préférable d’essayer de démontrer l’éclosion d’un champ d’étude relativement circonscrit et cohérent dont les fondements juridiques, les techniques de raisonnement et les solutions pratiques diffèrent de ceux et celles utilisés généralement dans l’analyse des rapports avec les autres institutions et normes juridiques d’origine externe. L’apparition de ce nouvel ensemble n’est pas instantanée, elle est le fruit d’une forme de maturation qui fait que « à un moment donné, dans le bloc de connaissances et des recherches, apparaît une convergence de préoccupations, de problèmes, de curiosités amenant à s’interroger sur les particularismes des données qui, presque sans qu’on l’ait voulu, se sont ainsi rassemblées » (George Vedel). L’idée qu’il faut éprouver est que le droit de l’intégration comprendrait deux branches distinctes : l’une européenne, commune aux États, et directement issue du droit des traités fondateurs, et l’autre nationale, propre à chaque État, qui organise à la fois la projection des positions nationales liées à la construction européenne et la réception des normes européennes dans l’ordre interne. C’est la seconde de ces branches du droit de l’intégration que l’on voudrait désigner comme constitutive d’un droit français de l’intégration européenne qui peut alors se définir comme l’ensemble des règles juridiques nationales qui organisent les relations de l’État avec le système juridique de l’Union européenne.

En organisant la projection des intérêts nationaux et la réception des positions européennes, le système national s’emploie à organiser les relations entre des organes chargés de l’élaboration et de l’application des règles de l’Union européenne qui, contrairement à ce que l’on lit souvent, ne sont pas « venues d’ailleurs »…

 

*Edouard DUBOUT et Béligh NABLI, Droit français de l’intégration européenne, Paris, L.G.D.J, Collection Systèmes, 2015, 194 pages.
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