ANALYSES

Visite de MBS en Tunisie : pourquoi tant de controverses ?

Interview
30 novembre 2018
Le point de vue de Béligh Nabli


Encore au cœur de la polémique sur l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, s’octroie une tournée du monde arabo-musulman, avant de rejoindre le G20 de Buenos Aires qui débute ce vendredi 30 novembre. Première visite d’un membre de la famille royale saoudienne en Tunisie depuis les soulèvements de 2011, pourquoi celle-ci a dû être écourtée au vu des réactions de la société civile tunisienne ? Quelle est la nature de la relation Arabie saoudite / Tunisie ? L’occasion pour faire le point sur la situation politique, économique et sociale de la Tunisie sept ans après les soulèvements populaires avec Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS.

Dans quel cadre s’inscrit la visite de Mohammed Ben Salmane (MBS) en Tunisie ? Pourquoi la société civile tunisienne a-t-elle réagi aussi vigoureusement ?

Tout d’abord, il s’agit de la première visite officielle du prince saoudien depuis l’assassinat politique du journaliste Jamal Khashoggi. Sachant que MBS est considéré comme le principal, voire l’unique, commanditaire de cette exécution du journaliste saoudien, sa tournée au Maghreb vise à redorer son blason et à tenter de sortir de l’apparent isolement diplomatique dans lequel l’assassinat du journaliste a plongé le régime.

Cet épisode macabre rappelle la nature profonde d’un régime qui repose sur une monarchie islamique absolue, qui n’admet ni pluralisme politique ni liberté de la presse. Dans son ultime tribune, publiée par le journal américain le Washington Post du 17 octobre dernier, le journaliste saoudien traite des restrictions sévères à la liberté de la presse dans le monde arabe et a ainsi rendu hommage à l’exception tunisienne : « J’ai récemment consulté sur Internet le rapport intitulé ‘Liberté dans le monde’ publié en 2018 par FREEDOM House. Ceci qui m’a amené à un triste constat. Un seul État du Monde arabe figure dans la catégorie Libre. Il s’agit de la Tunisie »…

C’est dans ce contexte tendu pour l’Arabie saoudite que s’inscrit cette visite, dans un pays arabe, qui est le seul qui connait le processus de transition démocratique réel après les soulèvements de 2011. Il y a donc un contraste entre d’un côté l’incarnation d’un pouvoir autoritaire – même teinté d’une certaine modernité -, MBS en Arabie saoudite, et de l’autre, au contraire, le processus de démocratisation porté par une volonté populaire en Tunisie. Cette opposition constitue un impact symbolique assez fort. D’autant plus que, l’Arabie saoudite, durant le soulèvement de 2011 en Tunisie, a soutenu le président Ben Ali, d’abord en critiquant le soulèvement populaire et ensuite en acceptant d’accueillir sur son territoire le président déchu.

Le régime saoudien suit de près l’avènement de la nouvelle République tunisienne. Premièrement, parce qu’il y a précisément cette expérience de démocratisation qui est perçue comme une menace, une source de déstabilisation de l’ordre établi dans les différents régimes autoritaires arabes. Deuxièmement, la Tunisie post-révolutionnaire est marquée par la centralité du mouvement islamo-conservateur Ennahda, lié historiquement aux Frères musulmans et entretenant des liens privilégiés avec le Qatar, tous deux honnis par le régime saoudien.

Du côté tunisien, si le nouveau régime est dans une situation de dépendance financière qui ne lui permet pas de posture critique à l’égard de l’Arabie saoudite, la société civile nourrit une profonde défiance à son égard.  Outre le rejet de l’islam rigoriste wahhabite, c’est la politique étrangère insufflée par MBS qui nourrit la critique populaire : ingérence politique et militaire saoudienne au Yémen, à l’origine d’une catastrophe humanitaire dans un autre pays arabo-musulman ; proximité affichée avec l’Administration Trump et rapprochement assumé avec Israël, alors que le peuple tunisien entretient un lien intime avec la cause palestinienne, qui interdit une normalisation des relations avec Israël.

L’Arabie saoudite est l’un des rares pays à avoir tenu ses promesses de financements envers la Tunisie lors de la rencontre internationale des investisseurs « Tunisia 2020 », en novembre 2016. Quelle est la nature de la relation Arabie saoudite / Tunisie ? Quels sont leurs intérêts respectifs ?

La réponse s’inscrit précisément dans le cadre général du soft power de la politique étrangère saoudienne, basée sur sa puissance financière. Celle-ci s’est traduite par une volonté de peser économiquement et financièrement sur le nouveau régime tunisien, tout en sachant pertinemment que la Tunisie, précisément, se caractérise actuellement par sa faiblesse économique, financière et budgétaire. En effet, la démocratisation des structures et institutions tunisiennes a encore du mal à s’accompagner d’une automatisation. Ainsi, il persiste une dépendance structurelle visible à travers une série de prêts contractés auprès de puissances étrangères et d’organisations internationales comme le FMI. Cette situation/dépendance financière positionne le pays dans une situation d’affaiblissement politique en termes de souveraineté.

L’Arabie saoudite joue de ce point faible pour peser sur la Tunisie, sachant, par ailleurs, que sa relation était privilégiée avec le régime précédant les soulèvements de 2011, celui de Ben Ali. Depuis ces mouvements insurrectionnels, le Qatar est devenu le premier investisseur et le premier partenaire économique dans le pays. En outre, la Turquie, elle aussi puissance concurrente de l’Arabie saoudite, s’affirme sur le territoire tunisien. Par conséquent, deux concurrents stratégiques directs justifient la volonté saoudienne de ne pas prendre ses distances avec la Tunisie, quand bien même une rupture est née de la démocratisation.

Enfin, la Tunisie a acquis un nouveau rang symbolique sur la scène internationale suite à la révolution de 2011. Elle a désormais un statut d’exception dans le monde arabe, sur le plan politique, notamment du fait de la récompense du prix Nobel de la paix reçu en 2015, et remis au quartet du dialogue national pour son succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives, ainsi qu’à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014. Donc tout cela bénéficie au soft power tunisien qui, en échange, permet une forme d’attractivité politique, symbolique et financière pour le pays.

Près de 7 ans après la « révolution » de 2011 en Tunisie, quelle est aujourd’hui la situation socio-économique du pays ? Tout comme la situation politique suite au « divorce » entre le président tunisien Béji Caïd Essebsi et le groupe Ennahdha ?

Il faut rappeler qu’en 2017, la Tunisie a connu un mouvement de grèves et de manifestations massives dans le pays, cristallisé autour d’une série de mesures, dont l’augmentation de taxes, le tout sur fond d’inflation galopante, de corruption structurelle, de chômage massif en particulier des jeunes diplômés, et le sentiment de fracture, voire d’abandon, de certains pans de territoires de l’intérieur et du Sud du pays.

Cet échec économique et social a nourri cette dissidence populaire et des dissensions politiques, y compris au sein de la majorité présidentielle et parlementaire. On assiste actuellement à une fragmentation en son sein, toutefois également visible du côté de l’opposition. Le parti majoritaire, Nidaa Tounes, est devenu extrêmement complexe puisqu’il est traversé par des confrontations interpersonnelles menées, non pas par des leaders, mais par des personnes portées par une ambition personnelle qui, à défaut d’incarner un projet politique, nourrissent des tensions et des dissensions au sein même du parti. Ce qui a notamment abouti à cette fracture avec le président lui-même, ainsi qu’à une distance avec le Premier ministre. Le pouvoir exécutif n’a donc plus de lien solide et stable avec la majorité parlementaire, constituant ainsi une source d’insécurité politique.
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