ANALYSES

Etat Islamique : armes et insécurités alimentaires

Tribune
3 septembre 2014
Tout d’abord, et sans revenir ici sur la stratégie évolutive de ce que l’on appelle désormais « Etat islamique » (EI), il convient de rappeler que ce groupe développe une politique territoriale très affirmée. Sa base géographique actuelle, entre la Syrie et l’Irak, répond à de multiples facteurs politiques, parmi lesquels se trouvent notamment la volonté de prendre le contrôle des ressources. Si les champs pétrolifères de la zone peuvent être convoités, n’oublions pas que l’EI avait également fait main basse sur le barrage de Mossoul, le plus grand de l’Irak, situé sur le Tigre, fleuve dont les eaux sont stratégiques pour la vie et l’économie régionale. Les forces kurdes sont finalement parvenues à en reprendre le contrôle pour le moment, suite à l’appui logistique et militaire américain, mais la bataille pour ce site n’est sans doute pas terminée. D’ailleurs, les différentes cartographies qui présentent l’implantation territoriale actuelle de l’EI révèlent à quel point celui-ci est basé le long des deux fleuves principaux de la région, à savoir le Tigre et l’Euphrate, qui prennent leurs sources en Turquie et sillonnent la Syrie et l’Irak du Nord au Sud en passant par deux villes fondamentales et historiques : Mossoul et Bagdad. L’EI semble donc avoir une stratégie territoriale dans laquelle la motivation pour l’accès aux ressources naturelles stratégiques constitue un élément de premier plan. L’eau au Moyen-Orient, rare et donc convoitée, est plus que jamais une arme géopolitique. Si les frictions autour de la question hydraulique existaient bien avant l’apparition de l’EI, l’apparition de ce nouvel acteur violent et déterminé à remodeler l’équilibre des forces et les frontières de la région ne fait donc qu’accentuer les risques dans cette perspective.

A cette problématique de la prise de contrôle des ressources en eau, il faut ajouter le problème de la terre. En effet, il faut toujours insister sur le fait que des combats armés font des dégâts considérables et durables sur les sols. Or, si ces derniers avaient une fonction principalement dédiée à l’agriculture, leur dégradation, à cause de la guerre, peut entraîner des chutes brutales de production. Nous parlons de plus d’une zone où les conditions agricoles sont difficiles en raison du climat, de la quantité limitée de terres arables et de la rareté de l’eau. Le résultat, c’est donc une amplification des insécurités alimentaires nationales et/ou locales. Depuis le début de la guerre civile en 2011, la Syrie s’est par exemple retrouvée progressivement contrainte d’importer de plus en plus de céréales. La sécheresse, cumulée aux affrontements armés et au renchérissement du prix des intrants (engrais, semences, pétrole, etc.), a entraîné une chute des surfaces emblavées de 30%. La récolte en blé pour 2014 est la pire des quarante dernières années (environ 1,7 millions de tonnes, contre une moyenne de 3,5 millions de tonnes avant 2011). De même, l’Irak pourrait voir ses besoins croître à leur tour dans les prochains mois. Elle importe en moyenne 3 millions de tonnes de blé sur les dernières campagnes, la situant parmi les 20 plus grands acheteurs de la planète. De plus, la production irakienne de blé, qui permet d’atténuer la dépendance envers les approvisionnements extérieurs, est localisée pour près de la moitié dans le Nord de l’Irak, là même où de nombreux habitants (dont beaucoup sont des fermiers), ont dû fuir par obligation devant la menace représentée par l’EI. La percée territoriale de celui-ci fragilise les récoltes (la FAO estime que la récolte de blé en 2014 pourrait diminuer de 20 à 25%, mais le ministre irakien de l’Agriculture semble encore plus pessimiste). Elle déstabilise par ailleurs le dispositif logistique car le blé produit doit être acheminé dans les moulins et les grands centres de consommation, tels que Bagdad, mais si les routes sont détruites ou entravées (check-points, rackets, pillages), alors l’offre ne peut toucher la demande (environ 6,5 millions de tonnes consommées en moyenne ces dernières années). Au cours des dernières semaines, l’EI a montré sa volonté de prendre le contrôle des silos à grains ou des moulins de la région. Certains sont d’ores et déjà tombés sous sa coupe, dans le Ninive notamment. C’est une source alimentaire pour ses combattants, mais aussi un moyen de pression fort. On peut même avancer que la prise de stocks de blé sert à financer le Djihad, tandis que les producteurs de blé locaux, dans les territoires contrôlés par l’EI, ne seront pas payés pour leur travail. La récolte n’est pas vendue : elle est accaparée par l’EI et éventuellement revendue par des intermédiaires ensuite. En outre, notons que, dans le cadre de sa prohibition de la drogue, l’EI procède à la destruction de plants de cannabis, souvent dissimulés au milieu de champs agricoles, qui se retrouvent alors entièrement saccagés par les combattants, quand bien même une partie des terres était destinée à de la production alimentaire licite…Autant de pertes et de gaspillages au nom de la propagande djihadiste.

En résumé, le blé, tout comme l’eau ou les puits de pétrole (ces derniers étant peut-être davantage surveillés par les autorités irakiennes et américaines), devient une arme dans le conflit territorial et politique qui se joue en ce moment en Irak et en Syrie. Il est légitime d’être inquiet pour la sécurité alimentaire dans la région : les risques de crise alimentaire augmentent de jour en jour. Ne perdons également pas de vue l’effet domino systématique entre conflits, pauvreté et famine. Dans un tel contexte, la stratégie des acteurs est déterminante. En Syrie, le régime de Bachar El-Assad, Al-Nosra ou l’EI cherchent à orchestrer la distribution de pain aux populations, à contrôler les boulangeries, les silos ou les zones de production. En temps de guerre, c’est éminemment stratégique. L’histoire nous l’a toujours montré et se répète inlassablement sur ce registre. L’Irak avait déjà connu dans les années 1990 une situation dans laquelle la géopolitique et les sanctions internationales contribuèrent à détériorer sa sécurité alimentaire. Aujourd’hui, le pays est instable, divisé et ses ressources convoitées. La faim ou l’extrême difficulté à accéder (physiquement ou économiquement) à l’alimentation sont les premiers malheurs des populations pauvres, déplacées ou persécutées.
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