15.10.2024
Élection présidentielle au Sri Lanka : quel avenir pour le pays ?
Interview
1 octobre 2024
Longtemps marqué par la guerre civile, le Sri Lanka a dû faire face à une importante instabilité politique, à laquelle s’est ajoutée une grave crise économique depuis l’épidémie de Covid-19. Cette situation de crise a atteint son paroxysme lors des protestations de juillet 2022 entrainant la fuite du président Gotabaya Rajapaksa après la prise de son palais par les manifestants. Il a néanmoins été remplacé par son impopulaire Premier ministre, qui n’a pas infléchi la trajectoire de son prédécesseur, cédant aux plans d’austérité du Fonds monétaire international (FMI) en échange d’une aide financière. Cette pérennisation de la crise a entrainé ce 21 septembre l’élection du candidat d’opposition de gauche, Anura Kumara Dissanayaka, promettant une rupture avec le système en place. Cet engagement est-il crédible ? Le nouveau gouvernement est-il en mesure d’infléchir la crise économique qui frappe le pays et de renégocier les demandes du FMI ? Quelles pourraient être les conséquences de cette élection sur la politique étrangère du pays et son implication dans la région indopacifique ? Les réponses de Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS.
L’élection à la présidence du Sri Lanka du candidat issu de l’« extrême gauche » Anura Kumara Dissanayaka (AKD) ce 21 septembre marque un tournant dans la vie politique du pays. Dans quel contexte social, économique et politique s’est tenu le scrutin ?
Le passé politique du nouveau président à l’extrême gauche est une donnée dont l’importance ne doit pas être exagérée. Nous sommes plutôt dans la configuration d’un « front de gauche », un peu comme le Nouveau front populaire en France, même si l’histoire et le profil de celui qu’on appelle communément au Sri Lanka « AKD » le rendent est assez comparable à Jean-Luc Mélenchon. Anura Kumara Dissanayaka, plutôt jeune (55 ans), est arrivé en tête de la présidentielle avec 42 % des voix, devançant de dix points le chef de l’opposition au Parlement, Sajith Premadasa. Mais si la victoire d’AKD est celle de son parti nationaliste très à gauche et néomarxiste, le JVP (Front de libération du peuple), elle est aussi et surtout celle du NPP (Pouvoir populaire national), une alliance de 21 mouvements associatifs et de syndicats, dont il était le candidat de rassemblement. Le JVP ne détient d’ailleurs que trois des 225 sièges de l’actuel Parlement, élu en 2020, d’où une de ses premières décisions de dissoudre la chambre et d’appeler à de nouvelles élections législatives au lieu du terme normal de 2025.
Sur le fond, le NPP l’a largement emporté en reprenant les revendications portées par la société civile lors de la révolution populaire de 2022 (l’« Aragalaya ») qui avait renversé le président Mahinda Rajapaksa, accusé de népotisme et de corruption. Celui-ci s’est d’ailleurs enfui et vit aujourd’hui caché dans un des pays du Golfe où il a amassé une petite fortune. Le NPP se présente comme une organisation « incorruptible », dotée d’une culture politique transparente. Il promet une nouvelle constitution soumise à référendum qui abolira le système présidentiel pour rétablir les pouvoirs du parlement. Il s’agit donc d’un président élu sur la vague d’un paradigme de « changement de système ». Le peuple srilankais espère qu’il y parviendra grâce à sa réputation d’incorruptible et grâce à des transformations profondes en termes de digitalisation de l’administration, de transparence et d’une plus grande responsabilité des élus, associée à des mécanismes de contrôle indépendants et à l’application stricte et équitable des règles de droit dans un pays encore très clanique.
Quels changements en matière de politique étrangère pourraient être envisagés à la suite de l’élection d’Anura Kumara Dissabayaka, notamment à l’égard de l’Inde, de la Chine et des États-Unis ? Qu’en est-il de la place du Sri Lanka en Indo-Pacifique ?
Sur le plan géopolitique, Anura Kumara Dissanayaka est plus favorable à la Chine, notamment d’un point de vue idéologique, et ses prédécesseurs avaient déjà tissé des liens privilégiés avec Pékin pour s’émanciper de la tutelle indienne jugée paternaliste et pesante. Sur le plan économique, où la Chine est de loin le premier créancier bilatéral, les premières déclarations de Pékin ont été rapides et assez claires : « La Chine espère que le Sri Lanka maintiendra sa stabilité et son développement, et elle est prête à jouer un rôle constructif dans le développement économique et social harmonieux ». Le même porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a refusé de s’exprimer sur la renégociation demandée par AKD des accords sur la dette conclus avec Pékin fin 2023, condition pour un accord avec le FMI, mais il a déclaré que « la Chine espérait approfondir un développement de haute qualité dans la construction de la Belt and Road Initiative ». Le Sri Lanka occupe en effet une place de choix sur ces « Nouvelles routes de la soie » passant par l’océan Indien vers le golfe Persique. Le plus probable est donc le maintien d’une relation forte avec Pékin pour des raisons à la fois économiques, mais aussi géostratégiques du fait de la rivalité avec l’Inde, qui pour sa part n’apprécie pas la victoire de la gauche au Sri Lanka.
Cependant, les dures réalités géographiques s’imposeront et AKD jouera très probablement un subtil jeu d’équilibriste avec l’Inde. Il est également pleinement conscient de la puissance états-unienne et de la nécessité de traiter avec le FMI avec lequel les négociations se sont avérées très politiques. Le nouveau président sera donc prudent et maintiendra une diplomatie équilibrée et de bonnes relations avec tous, sans qu’on sache cependant à l’heure actuelle s’il évoluera vers ce qu’on appelle aujourd’hui du « multi alignement » opportuniste, voire du double jeu, ou vers un retour à la position traditionnelle du Sri Lanka dans la lignée du mouvement des non-alignés qu’il avait rejoint dès sa création à la Conférence de Bandung en 1955. La position d’AKD concernant les BRICS et les deux conflits actuels en Ukraine et au Proche-Orient sont particulièrement attendus, même si ses orientations personnelles sont déjà connues pour être plutôt en faveur de la Russie et des Palestiniens.
Compte tenu du positionnement géostratégique de l’île au sud du sous-continent indien et situé sur toutes les routes de ce qu’on appelle désormais « l’Indo-Pacifique » nul doute que les mois à venir verront une partie politique serrée entre la légitimité intérieure du nouveau régime et son positionnement géopolitique que certains souhaitent neutre à défaut d’être pro-New Delhi.
Quelles sont les mesures envisagées par le nouveau président pour faire face à la crise économique que connaît le pays depuis 2022 ainsi qu’aux demandes austéritaires du FMI ?
AKD a agi rapidement à ce sujet. Il a aussitôt déclaré qu’il souhaitait renégocier le programme du FMI qui avait été bouclé en fin d’année 2023 par un gouvernement alors très faible puisque le président non élu Ranil Wickremesinghe, ancien Premier ministre du dictateur Rajapaksa, avait obtenu moins de 1 % des voix et s’est fâché avec son propre parti, l’UNP (Parti national uni). Le FMI, face à la dette de 46 milliards de dollars du Sri Lanka, a débloqué une aide d’urgence de 2,9 milliards de dollars, en échange de mesures jugées très impopulaires : hausses des impôts et des prix, et coupes dans les dépenses publiques notamment.
Pendant sa campagne, AKD et sa coalition se sont inversement engagés à réduire les taxes sur les produits de première nécessité et notamment l’alimentation et l’énergie dont les prix ont explosé depuis deux ans. Si le FMI s’est dit prêt à en discuter avec lui, il est probable que les négociations soient tout de même difficiles. Anura Kumara Dissanayaka ne peut pas se permettre de décevoir son électorat populaire. Celui-ci est particulièrement tendu, comme l’illustre le tableau dressé par un journaliste très connu au Sri Lanka : « 1. Les millions de Sri Lankais qui sautent au moins un repas par jour pour suivre les mesures d’austérité. Vous savez, ceux qui se serrent la ceinture, littéralement ; 2. Les 500 000 foyers plongés dans l’obscurité parce que l’électricité a été coupée. Pas de factures d’électricité, certes, mais pas de courant non plus ; 3. Les centaines de milliers de personnes qui ont dû garer définitivement leur voiture à cause du prix des carburants. C’est grâce à leur sacrifice que nous pouvons aujourd’hui nous offrir le luxe d’avoir du carburant sans faire la queue, parce que personne ne peut se permettre d’en acheter ; 4. Les innombrables Sri Lankais contraints de trouver du travail à l’étranger, qui renvoient des dollars pour que nous puissions nous en sortir. Main-d’œuvre mondiale ou sauveurs nationaux ? ».
Compte tenu toutefois de l’urgence économique et de l’inertie du processus parlementaire, AKD ne modifiera pas radicalement la trajectoire fixée par le FMI et s’en tiendra à l’accord d’analyse de la dette durable (SDA) déjà convenu avec le FMI, en ne procédant qu’à des ajustements internes dans le cadre du SDA. Tout changement hors des limites de l’accord entraînerait en effet des négociations de longue haleine. Il a du reste conservé à leur poste tant le gouverneur de la banque centrale que le ministre des finances qui ont participé aux négociations avec le FMI.