ANALYSES

Crise au Sri Lanka : pourquoi le pays est-il en faillite ?

Interview
6 juin 2022
Le point de vue de Jean-Joseph Boillot


Le Sri Lanka est confronté à une des pires crises depuis son indépendance. Aux pénuries de biens essentiels (aliments, carburant, médicaments), s’ajoutent de longues coupures d’électricité quotidiennes et une inflation record dans un contexte de grave crise politique. Après plus d’un mois de protestations à travers tout le pays pour exiger la démission du clan Rajapaksa, la mobilisation semble marquer le pas. Quelles sont les origines de la crise dans cet État insulaire d’Asie du Sud ? Quels sont les enjeux de gouvernance de la famille Rajapaksa ? Existe-t-il des leviers pour sortir de cette crise ? Le point avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des grands pays émergents et tout particulièrement du monde indien.

Avec un endettement excessif, le Sri Lanka n’a plus les moyens de payer le pétrole importé, et se tourne vers le FMI. Une crise économique majeure, doublée d’une crise politique et géopolitique. Quelles sont les racines de cette crise qui secoue le pays ?

La crise politico-économique du Sri Lanka remonte à bien avant la guerre russo-ukrainienne dont on a tendance à faire le bouc émissaire de toutes les crises dans le monde émergent. Elle joue plutôt un effet d’accélérateur de tendances avec la hausse générale des prix des matières premières énergétiques et alimentaires. La séquence actuelle a commencé en 2021 avec la décision brutale du Président Gotabaya Rajapaksa d’interdire tout engrais chimique pour en faire le premier pays du monde 100% organique. À la révolte du monde agricole confronté à une chute des rendements s’est ajoutée celle des classes populaires obligées de faire la queue pour se procurer leur alimentation et à des prix en pleine explosion. Le résultat a été l’enclenchement d’un cercle vicieux bien connu : inflation brutale, perte de confiance, crise de la monnaie, sorties de capitaux et donc crise budgétaire et de la balance des paiements débouchant sur une crise de l’endettement. De là découle la déclaration d’un état d’urgence économique en septembre 2021.

La crise politico-sociale s’est accélérée en avril dernier avec l’explosion des prix de l’énergie liée en effet à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La pénurie absolue de carburant, puis d’électricité, s’est traduite par des manifestations antigouvernementales et des affrontements meurtriers qu’on n’avait pas vus depuis la guerre civile des années 1990. Néanmoins, cette crise ouverte du Sri Lanka, là encore, n’est pas directement liée au conflit russo-ukrainien. Si c’était le cas, tous les pays d’Asie du Sud auraient été touchés par les mêmes phénomènes. Or, ni le Bangladesh, ni l’Inde, ni même les Maldives, le Népal ou le Bhoutan ne connaissent une telle situation malgré des pressions économiques fortes depuis deux ans liées à la même crise sur les marchés mondiaux des matières premières et des denrées alimentaires. Seul le Pakistan a vu la crise économique dégénérer en crise politique avec la démission forcée du Premier ministre Imran Khan en avril dernier. Ce sont donc les facteurs internes qui sont décisifs, et en l’occurrence pour le Sri Lanka une longue crise de mauvaise gouvernance économique et politique.

La situation au Sri Lanka est tout à fait représentative de cette phrase célèbre du financier Warren Buffet : « C’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus ». Depuis une dizaine d’années, le pouvoir et la fortune du clan Rajapaksa n’ont cessé de croître.  Mahinda Rajapaksa a été président de la République pour deux mandats entre 2005 et 2015, puis Premier ministre sous la présidence de son frère cadet Gotabaya Rajapaksa, actuel président de la République démocratique socialiste du Sri Lanka depuis novembre 2019.  C’est en réalité un régime quasi mafieux qui s’est accaparé le pouvoir de manière continue depuis la fin de la guerre civile (1983-2009), porté au pouvoir par les voix de la majorité cinghalaise bouddhiste dans un contexte de montée d’un populisme radical religieux. Le système clanique qui s’est mis en place s’est par exemple traduit par des pertes importantes de recettes budgétaires liées aux cadeaux fiscaux aux amis du pouvoir et l’enracinement d’un capitalisme de connivence (crony capitalism) au sein du pouvoir. Par conséquent, la fragilité fiscale et de l’endettement extérieur se sont petit à petit creusés et il a suffi d’une crise à l’échelle mondiale, bien avant la guerre russo-ukrainienne, pour que les premiers symptômes du mal-développement du Sri Lanka apparaissent avec une poussée de l’inflation, une attaque des marchés financiers et une chute de la roupie srilankaise (perte de 50% de la valeur de change).

Après la fin de la guerre civile au Sri Lanka en 2009, l’ensemble des mesures prises par un régime qu’on peut qualifier de « populiste » ont engendré d’importantes fragilités économiques. Notamment, le rapprochement avec la Chine dans la cour de son encombrant voisin indien qui avait plus ou moins soutenu la rébellion séparatiste des tigres tamouls de religion hindoue et chrétienne, mais aussi musulmane face au bouddhisme largement majoritaire des Singhalais. Mahinda Rajapaksa a en effet grandement ouvert le pays aux investissements chinois quand il fut président entre 2005 et 2015. En quelques années, de nombreux projets d’infrastructures à grande échelle ont vu le jour dont l’aéroport, le stade de cricket MRIC stadium, l’aéroport international Rajapakse à Hambantota et des kilomètres d’autoroutes tout autour de l’île, en grande partie grâce à des prêts commerciaux chinois en échange d’une base navale stratégique. Le Sri Lanka cristallise en fait la montée des rivalités géopolitiques en Indo-Pacifique entre la Chine, l’Inde et les États-Unis. C’est une véritable lutte d’influence pour le leadership qui se dessine dans cette région si convoitée.

Enfin, véritable fragilité structurelle de l’ensemble du modèle de développement, l’économie srilankaise s’est entièrement tournée vers le tourisme industriel, et en grande partie au détriment de son monde paysan et de son autonomie alimentaire. Aujourd’hui, les zones rurales sont extrêmement fragilisées et le pays est de plus en plus dépendant des importations de nourriture. Cerise sur le gâteau, l’épidémie de Covid-19 en 2020 qui a vidé l’île de ses touristes pendant deux ans, de sorte que le pays connaît une récession marquée sur ces deux années. Les dernières prévisions de l’ADB pour 2022 donnent une poursuite de la récession autour de -2,4 %, et encore si la crise politique est contenue.

La crise au Sri Lanka est donc complexe. Sur le plan économique, elle résulte d’une conjugaison entre un modèle économique insoutenable avec un endettement extérieur qui dépasse 70% du PIB, une paupérisation des classes populaires et des classes moyennes urbaines, et enfin une crise de la gouvernance intérieure avec le régime des frères Rajapaksa. Sur le plan géopolitique, sa position stratégique sur les routes du détroit de Malacca en fait une plaque sensible dans la rivalité stratégique en Indo-Pacifique.

Est-ce que cette crise signifie selon vous la fin de la dynastie politique des Rajapaksa, une des plus puissantes d’Asie du Sud-Est ?

Les systèmes politiques dynastiques sont une caractéristique forte de l’Asie du Sud-Est : la dynastie Bhutto au Pakistan, la dynastie Gandhi en Inde et les deux partis dynastiques qui se partagent le pouvoir en alternance depuis la chute du régime militaire en 1990 : le Bangladesh Nationalist Party (BNP) et l’Awami League. La particularité de ces régimes politiques réside dans le lien très fort qu’ils attribuent aux castes et lignées familiales issues du système féodal foncier et religieux. À partir de cette structure féodale se déroule le tapis de réseaux d’influence très profonds sur lesquels se fonde le pouvoir. De ce point de vue, il n’est pas si évident que le clan Rajapaksa disparaisse même si l’incapacité de Rahul Gandhi à revenir au pouvoir en Inde montre qu’il peut y avoir des changements profonds de donne à l’occasion de crises politiques. Tant que le radicalisme religieux bouddhiste se porte bien, le clan Rajapaksa devrait pouvoir alimenter son discours populiste. Les prochaines élections ont lieu dans deux ans et le parti Samagi Jana Balawegaya est la plus importante formation d’opposition. Celle-ci est menée par le potentiel Premier ministre Sajith Premadasa, fils de Ranasinghe Premadasa, homme politique majeur, assassiné par les Tigres de libération de l’Îlam tamou en 1993, et à ce titre prétendant à la formation d’une nouvelle dynastie charismatique. Cependant, ce parti n’a pas l’envergure économique du réseau de la famille Rajapaksa et s’appuie actuellement plutôt sur la révolte de la jeunesse et des paysans pauvres. Or on sait qu’une capacité de révolte ne se traduit pas nécessairement par une capacité d’alternative au pouvoir.

Si le Premier ministre Mahinda Rajapaksa a démissionné, le président Gotabaya Rajapaksa est resté au pouvoir et il est toujours à la manœuvre en jouant de son image de glorieux militaire à qui on doit la victoire sur les Tamouls. Sur le plan économique, il est en négociation avec le FMI pour un plan de sauvetage très ambitieux. Cela signifie indirectement que les États-Unis lui tendent une perche tandis que les relations avec l’Inde se sont tout à coup nettement améliorées. New Delhi a tout de suite compris le parti qu’il pouvait tirer de cette crise qui met en lumière le piège de la dépendance vis-à-vis de la Chine. L’Inde est ainsi le premier pays à avoir secouru le Sri Lanka en lui apportant son aide pour un approvisionnement en pétrole et en denrées alimentaires. Il y a donc une sorte de glissement géopolitique de la famille Rajapaksa qui n’a du reste pas beaucoup le choix.

Il sera assez intéressant de suivre dans les deux ans à venir la façon dont va évoluer la rivalité politique entre la famille Rajapaksa et l’opposition ainsi que leur alignement géopolitique. Est-ce la fin de la parenthèse populiste religieuse ? Est-ce le retour à une neutralité géopolitique à la pointe sud du sous-continent indien ?

De quels leviers pourrait bénéficier le Sri Lanka pour sortir de cette crise sans précédent ?

C’est une crise finalement assez classique dans le monde émergent, en tous cas sur le plan économique, car le cas srilankais se complique du fait de la conjugaison de facteurs endogènes et de facteurs exogènes. La crise économique est, elle, liée à cet enchaînement classique en forme de cercle vicieux : trappe d’endettement, déficit budgétaire, inflation forte, chute du taux de change, sur fond d’un sous-emploi massif préexistant lié à la crise du tourisme et du monde rural. L’objectif du plan du FMI semble assez classique : cure d’austérité, réformes d’ampleur et notamment pour démanteler les réseaux d’influence dans la sphère publique. Cela suppose un fort consensus politique, on le sait, et le retour au pouvoir des technocrates. Pas simple.

L’expérience montre que la moitié des programmes d’ajustement du FMI échouent en raison des capacités de résistance des structures politiques ou sociales contre lesquelles on applique ce type d’ajustement douloureux. Le parti d’opposition n’est pas opposé à ces mesures, car lui-même est assez lié au FMI et à la Banque mondiale et il voit d’un bon œil le ménage dans les écuries d’Augias. En contrepartie, il pourrait perdre le soutien du peuple qui va largement faire les frais de cet ajustement. L’hypothèse d’un consensus fort me paraît douteuse connaissant les passions pour le pouvoir dans cette région du monde et alors que les élections sont dans deux ans à peine. Sur le plan géopolitique par contre, l’hypothèse d’un rééquilibrage entre la Chine, l’Inde et les États-Unis semble crédible.

 
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