ANALYSES

Les légitimités du gouvernement Meloni

Tribune
29 novembre 2022


Quelques jours après que la coalition de « centre droit » fut arrivée en tête des élections générales italiennes, le quotidien La Repubblica évoquait à sa Une un « pacte Meloni-Draghi ». Le président du Conseil sortant se ferait le garant de sa potentielle successeure auprès de Bruxelles, Berlin et Paris à la condition d’une forme de continuité de l’action gouvernementale sur trois piliers : la politique concernant la guerre en Ukraine, l’appartenance à l’Alliance atlantique et la dette[1]. Rapidement démentie, une telle hypothèse offre toutefois quelques indications sur les légitimités du gouvernement de Giorgia Meloni et leur articulation.

Une légitimité électorale nationale

La campagne électorale et les résultats du 25 septembre 2022 ont montré l’ascendant de Fratelli d’Italia sur la droite italienne. Le parti fondé en 2012, qui n’avait atteint que 4 % des suffrages lors des précédentes élections générales de 2018, a émergé comme la nouvelle force centrale de la droite, avec 26 % des voix, contre quelque 8 % pour chacun de ses partenaires de Forza Italia et de la Lega. Dans un pays ayant épuisé les forces politiques les unes après les autres au cours des dix dernières années, Fratelli d’Italia a notamment présenté l’avantage d’être la seule à ne pas avoir participé au gouvernement technique – mais soutenu par la quasi-intégralité de la classe politique – de Mario Draghi, et plus largement celui de n’avoir conclu jusqu’alors aucune alliance depuis sa fondation.

Depuis l’instauration de la République italienne, les formations politiques issues du fascisme avaient cherché à exister bien que la Constitution interdise la reconstitution du parti fasciste sous quelque forme que ce soit. Selon la formule accordée à Giorgio Almirante, l’un des fondateurs du Mouvement social italien (MSI) au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait d’être « fascistes en démocratie » : d’un côté, prendre part aux élections et au jeu républicain sans pour autant, de l’autre, se départir de certains symboles, références et autres tendances nostalgiques[2]. En 2022, Fratelli d’Italia, héritier du MSI puis d’Alleanza Nazionale, est donc parvenu pour la première fois à devenir la formation hégémonique – au moins pour un temps – de la droite italienne[3].

Cette légitimité issue des urnes, donc du Parlement, a donné la possibilité à cette coalition de « centre-droit » de former un gouvernement et à Giorgia Meloni de devenir président(e) du Conseil[4]. Ce gouvernement est le premier doté d’une solide légitimité électorale – en dépit d’une abstention de plus de 36 % – depuis 2011. La coalition de « centre droit », qui cumule environ 44 % des voix, est en effet la première depuis les élections générales de 2013 – qui faisaient suite au gouvernement technique de Mario Monti – à disposer, dans sa configuration de campagne électorale, de la majorité dans les deux chambres du Parlement. L’arrivée de Giorgia Meloni rebat aussi une tendance récente des présidents du Conseil à ne pas avoir été des acteurs centraux des campagnes électorales. Si rien ne dit que ce gouvernement survivra à l’épreuve du temps, les négociations relatives à la formation du gouvernement comme aujourd’hui la question du budget ayant par exemple cristallisé un certain nombre de tensions parmi les composantes de la majorité, la séquence est là encore intéressante à plus d’un titre.

Une légitimité technocratique extérieure ?

L’hypothèse d’un attelage plus ou moins ouvert à des techniciens avait ainsi été évoquée, notamment celle d’un profil de ministre des Finances capable de rassurer vis-à-vis des engagements européens de l’Italie et du plan de relance, dont le pays est le premier bénéficiaire. Dans un contexte de crises multiples, la légitimité prend ici la forme d’une recherche de continuité avec le gouvernement technique de Mario Draghi, dont Fratelli d’Italia constituait pourtant la seule opposition[5].

Si la distribution des portefeuilles ministériels a finalement pris un tour représentant la coloration politique de la coalition, le gouvernement n’en reflète pas moins un certain nombre de compromis techn(ocrat)iques[6]. Matteo Salvini est bien redevenu vice-président du Conseil, mais d’autres profils symbolisent une telle quête de légitimité européenne et internationale. Les nominations d’Antonio Tajani, lui aussi vice-président du Conseil, aux Affaires étrangères et de Giancarlo Giorgetti à l’Économie et aux Finances, pour ne citer qu’elles, en témoignent. Le premier, ancien président du Parlement européen, vient apporter une forme de légitimité descendante, celle d’un leader européen au niveau national, comme alors Mario Draghi. Le second était ministre du Développement économique du gouvernement Draghi et représente la tendance pro-européenne historique de la Lega.

L’attrait de paramètres comme l’euroscepticisme ou la proximité avec la Russie, qui avaient pu un temps favoriser des forces comme la Lega et le Mouvement 5 étoiles, ont été rebattus par la pandémie de Covid-19, la crise énergétique et l’invasion de l’Ukraine. L’inscription dans les cadres européens et atlantiques, notamment illustrée par le soutien à l’Ukraine, constitue donc un facteur de continuité. Giorgia Meloni et Fratelli d’Italia ont également ainsi pu se différencier de partenaires parfois jugés trop conciliants à l’égard de Moscou, là où le MSI avait déjà, par anticommunisme, cultivé son atlantisme. Entre marqueurs identitaires, intégration dans les cadres technocratiques internationaux et recherche d’institutionnalisation, il y a là la marque de ce que d’aucuns qualifient de « techno-souverainisme »[7]. Des logiques qui se nourrissent, et un recours à la technicisation qui, en recherchant l’institutionnalisation, ne manque pas de contribuer un peu plus à la banalisation de l’extrême droite.

Durant sa campagne électorale, Giorgia Meloni avait bien cherché à rassurer au niveau national par rapport l’héritage fasciste de sa formation. Mais un élément vis-à-vis de l’extérieur a aussi été intéressant et, peut-être, révélateur : celui d’une adresse en anglais, espagnol et français, au mois d’août 2022, pour nier les « absurdités » de la presse internationale et rappeler que le fascisme avait depuis longtemps été renvoyé à l’histoire par la droite italienne. Ainsi Giorgia Meloni cherchait-elle à rassurer à l’extérieur, sans enregistrer le même message en italien, comme si cette question ne devait pas être traitée de la même manière à l’échelon national[8].

Les légitimités parallèles

Cette recherche de compromis au niveau européen peut parallèlement se traduire par davantage de marqueurs identitaires au niveau national, particulièrement sur les questions sociétales et migratoires, sur lesquelles Matteo Salvini avait déjà montré qu’il était possible d’être en campagne électorale permanente depuis le ministère de l’Intérieur. À côté de nominations se voulant rassurantes, les arrivées de Lorenzo Fontana (Lega), notamment favorable à la restriction du droit à l’avortement et hostile aux droits LGBT, à la présidence de la Chambre des députés et d’Ignazio La Russa (Fratelli d’Italia), qui n’a jamais caché sa nostalgie du fascisme, à la présidence du Sénat attestent de telles crispations.

La récente crise diplomatique avec la France autour de l’accueil de l’Ocean-Viking témoigne toutefois de la manière dont ces marqueurs nationaux peuvent aussi venir compliquer une telle recherche de légitimité extérieure. S’il s’agissait aussi de réclamer plus de solidarité européenne, il y a bien là une certaine difficulté d’articulation de ces logiques de légitimités parallèles, qui n’apparaissent alors pas forcément complémentaires.

Il ne s’agit pas de minimiser les contre-pouvoirs d’une démocratie italienne malgré tout solide, pour qui la situation ordinaire est précisément l’incertitude, et au sein de laquelle l’expérience a montré que les trajectoires politiques pouvaient être des plus rapides. Il reste toutefois qu’avec le gouvernement de Giorgia Meloni s’opère comme un parallélisme des légitimités. Une majorité électorale que ses prédécesseurs, quels que fussent leurs niveaux de conformité à la « contrainte extérieure », n’étaient pas parvenus à obtenir. Des positions européennes et internationales largement alignées sur l’expérience de gouvernement technique, et éloignées des autres formations contestataires. Pour la première fois depuis plus de dix ans, un gouvernement italien dispose ainsi de ces différents niveaux de légitimité. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’il s’agisse du plus extrême d’entre eux.

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[1] Tommaso Ciriaco, « Kiev e conti pubblici, contatti di Draghi con l’Ue: “Meloni starà ai patti” », La Repubblica, 28 septembre 2022.

[2] Sur cette question, écouter Stefanie Prezioso, « En Italie, la longue banalisation des partis néo-fascistes », Les Enjeux internationaux, France Culture, 21 septembre 2022.

[3] Lire Lorenzo Castellani, « De quoi Meloni est-elle le nom », Le Grand Continent, 25 août 2022.

[4] La présidence du Conseil a délivré une communication officielle indiquant que l’appellation à utiliser est « le président du Conseil ».

[5] Allan Kaval, « Giorgia Meloni et l’héritage en trompe-l’œil du fascisme », Le Monde, 28 octobre 2022.

[6] Eleonora Bottini, « Des vertus de l’instabilité gouvernementale en Italie », The Conversation, 2 novembre 2022.

[7] Voir notamment Gilles Gressani, « Il tecno-sovranismo di Meloni », La Repubblica, 28 septembre 2022.

[8] Ezio Mauro, « Giorgia Meloni e le ombre del Ventennio », La Repubblica, 11 août 2022.
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