ANALYSES

Guerre Russie/Ukraine : une guerre pour longtemps ?

Interview
23 juin 2022
Le point de vue de Jean de Gliniasty
 


La guerre en Ukraine lancée par le président russe Vladimir Poutine le 24 février 2022 ne voit pas d’issue, au point que le chef de l’OTAN prédit une guerre longue. Comment celle-ci est-elle vécue par la population russe ? Pourquoi le conflit entre Russes et Ukrainiens risque-t-il de durer ? Le point avec Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, ancien ambassadeur de France en Russie.

Quel est l’état d’esprit dominant au sein de la population russe par rapport à la guerre en Ukraine ?

Il est difficile de connaître l’état d’esprit dominant au sein de la population russe, car une grande partie de celle-ci refuse de répondre aux sondages. Une pression politique existe, et toute critique de l’action de l’armée est passible de 15 ans de prison.

Il y a bien eu des sondages dont la qualité peut être largement mise en cause au vu des conditions dans lesquelles ils ont été opérés.  L’« opération militaire spéciale » en Ukraine et les sanctions économiques ont augmenté la popularité du président Poutine jusqu’à des chiffres absolument astronomiques, qui rejoignaient ceux enregistrés après l’invasion de la Crimée. Actuellement, il semble qu’i y ait une légère baisse. Mais il est clair que plus de la moitié de la population soutient le président russe et se montre sensible à la propagande générale. Intéressant cependant : la télévision compte moins de spectateurs, peut-être une illustration du fait que les Russes sont un peu lassés de la propagande permanente qui y est présentée.

Il peut être également observé une véritable fracture d’opinion au sein des villes entre la minorité – importante – de la population prospère et éclairée, celle la plus éduquée, qui a de fortes réticences vis-à-vis de ce conflit, et le reste de la population plus pauvre qui soutient davantage l’action du président russe en Ukraine. Cela peut s’entendre aussi du fait que la population la plus aisée a accès, via les VPN, aux médias occidentaux, voire aux médias russes réfugiés à l’extérieur comme le média internet Meduza.

Une réticence générale face à ce conflit est donc palpable, jusqu’à l’intérieur même du système politique, et des voix se font entendre contre la guerre comme récemment à Vladivostok. Cela se ressentira davantage à terme.

Depuis trente ans, la Russie est confrontée à un défi de taille, sa population se réduisant à une vitesse vertigineuse. En quoi la guerre en Ukraine est-elle révélatrice de l’obsession démographique de Vladimir Poutine ?

La Russie est passée d’une Union soviétique de 320 millions d’habitants à un pays de 140 millions d’habitants. Poutine a élaboré une politique démographique incitative de manière à relancer la démographie qui a relativement fonctionné, la population russe étant passée entre 2010 et 2019 de 140 à 146 millions.

Une politique d’incitation démographique assez forte a également été mise en place tels le capital maternel et divers autres avantages dont Poutine espère qu’ils porteront leur fruit et qu’ils relanceront la démographie. Mais actuellement la Russie connait une grave baisse démographique due, outre les conséquences de la Covid, à l’arrivée en âge de procréer des classes creuses des années 90. Il lui sera difficile de remonter la pente.

Il y a donc une volonté politique russe de réunification de tous les Russes, soit en les attirant par l’acquisition de passeports, soit par une politique d’annexion. Par exemple, la Crimée a apporté 2 millions d’habitants supplémentaires à la Russie. La réunification de tous les Russes est aussi un moyen de contrebalancer la baisse de la démographie du pays. Mais il me semble que pour Poutine, l’essentiel est de relancer une démographie avec une incitation très forte à la natalité.

L’OTAN prévoit un conflit long entre la Russie et l’Ukraine. Partagez-vous cette analyse au vu des rapports de force en présence ?

Oui, je partage cette analyse et je pense que le conflit sera long, ce pour plusieurs raisons.

La première est qu’après les sacrifices subis, les dévastations, les atrocités, les pertes humaines et matérielles, l’Ukraine ne va pas faire la paix comme ça. Elle se contentera à la rigueur d’un cessez-le-feu provisoire et précaire, mais compte tenu de ce qu’elle a souffert, le pays ira très loin pour récupérer sa souveraineté et son intégrité territoriale. Et les Russes feront de même, car il faudra bien justifier le lancement de l’invasion et de l’opération militaire spéciale. La Russie ne rendra pas le Donbass ni probablement pas la côte de la mer Noire. Et vu les pertes matérielles, les risques encourus sur le plan international et les sanctions dont personne en Russie ne pense qu’elles seront levées, le raisonnement, du moins à ce stade de la guerre, est que perdu pour perdu, on continue.

Il y a peu d’appétence également de la part de la Russie pour signer un accord de paix durable. C’est-à-dire qui fasse droit aux exigences ukrainiennes en matière de souveraineté territoriale. Certes on a la chance d’avoir un texte agréé à 80% à Istanbul le 29 mars dernier qui trace les grandes lignes d’un accord. Celui-ci prévoit des garanties internationales très fortes à la neutralité ukrainienne, ainsi que le report de 15 ans du règlement d’un certain nombre de questions touchant le statut de la Crimée et du Donbass. Il a jusqu’alors été récusé par les deux parties, d’autant que la situation militaire a beaucoup évolué ce qui ne permet ni aux uns ni aux autres de s’en satisfaire actuellement. Mais au moins y a-t-il une trame pour parvenir à un accord.

À mon sens, la situation va au mieux se terminer par une guerre froide avec une ligne de démarcation un peu difficile, voire brûlante ; au pire, on continuera à assister à des opérations militaires jusqu’à exténuation d’un des deux adversaires. La position des États-Unis sera bien sûr déterminante.

Mais, au total, Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, a raison, c’est une guerre qui va durer.
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