ANALYSES

Guerre en Ukraine : la livraison d’armes n’est plus « taboue »

Interview
3 mai 2022
Le point de vue de Jean-Pierre Maulny


L’appui en matériel militaire des pays occidentaux se poursuit et s’intensifie en direction de Kiev. La guerre russo-ukrainienne a fait prendre conscience aux Européens qu’ils devaient à la fois mieux se protéger et accroitre leurs efforts de défense. Lors de la réunion du 26 avril 2022 à Ramstein (Allemagne), à l’initiative de Washington, une quarantaine de pays ont décidé de coordonner leurs efforts en matière de soutien militaire à l’Ukraine. Quel pourrait être l’impact de ces nouvelles mesures sur la poursuite de la guerre ? Quelles sont les armes lourdes fournies jusqu’à présent par les Occidentaux à Kiev ? La guerre russo-ukrainienne marquerait-elle ainsi un tournant pour l’architecture de défense européenne ? Le point avec Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS.

Le 26 avril 2022, les ministres de la Défense d’une quarantaine de pays alliés se sont réunis à Ramstein en Allemagne. Qu’est-il ressorti de ces échanges et quelles sont les armes lourdes fournies jusqu’à présent par les Occidentaux à Kiev ?

En premier lieu, il convient de noter que cette initiative a été prise par les États-Unis et que la réunion s’est déroulée sur la base de Ramstein en Allemagne qui est la plus grande base américaine en Europe. Près de 13 000 militaires américains sont postés à Ramstein, une base ouverte en 1952 en pleine guerre froide. Étant une sorte de hub logistique pour les alliées en Europe, on peut supposer qu’une bonne partie des équipements militaires à destination de l’Ukraine transite par Ramstein.

Lors de cette réunion, les États-Unis ont réuni les pays qui souhaitent aider l’Ukraine à se défendre face à la Russie. Par conséquent, les pays de l’OTAN et de l’Union européenne étaient présents, auxquels se sont ajoutés l’Australie, le Kenya et la Tunisie, ainsi que des représentants de la Corée du Sud et du Japon qui étaient présents virtuellement. Un groupe de contact a été constitué à cette occasion entre les membres de ce forum – « groupe de contact » qui se rencontrera mensuellement pour discuter des besoins de l’Ukraine en matière de défense.

Les enseignements à tirer de cette réunion sont autant d’ordre politique que militaire. D’un point de vue politique, les États-Unis veulent prendre la tête de la « coalition » fournissant une aide militaire à l’Ukraine. Ils souhaitent également que le format de cette alliance soit plus large que l’OTAN, l’organisation n’étant par ailleurs pas à l’initiative de cette réunion. Quant au nombre de pays non-européens et non-otaniens qui étaient présents à cette réunion, il reste limité.

Pour ce qui est des décisions d’ordre militaire visant à livrer des armes lourdes à l’Ukraine, il est pour le moment envisagé de fournir essentiellement des pièces d’artillerie. Cette réunion a également poussé les Allemands à changer de position en acceptant de livrer des canons antiaériens à Kiev. Le débat était vif, mais il apparaissait de plus en plus difficile pour Berlin d’apparaitre en retrait, ses voisins immédiats commençant à interpréter la position allemande comme un manque de solidarité.

La livraison d’armes lourdes pourrait-elle changer la nature de la guerre en Ukraine ainsi que le statut de ces pays livreurs d’armes ? La guerre russo-ukrainienne marquerait-elle ainsi un tournant pour la défense européenne ?

Il est nécessaire de comprendre l’origine de la décision. Si la Russie a décidé de concentrer son effort militaire dans le Donbass, c’est parce qu’elle essuie un échec militaire. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a commencé il y a plus de deux mois. Les Russes ont essayé sans succès de prendre Kiev et pas un jour ne passe sans que l’on n’annonce que Marioupol va tomber. Or les combats continuent aujourd’hui à Marioupol. Les Occidentaux s’attendaient à ce que l’armée ukrainienne s’effondre tôt ou tard. Or ce n’est pas le cas du fait d’une part de la résistance ukrainienne, et d’autre part des faiblesses de l’armée russe à la fois en termes de commandement, d’entrainement ou de logistique, bien inférieur au niveau que l’on estimait de l’armée russe. De ce fait, certains ont commencé à penser, notamment aux États-Unis, que la guerre pouvait être gagnée ou que tout au moins la Russie pouvait être mise en échec. Joe Biden a déclaré vouloir affaiblir durablement la Russie, mais il n’oublie pas que le compétiteur principal sur le long terme reste la Chine. Stratégiquement, cela signifie donc que Washington pense sans doute pouvoir éviter d’avoir à conduire une guerre sur deux fronts dans le futur, si la Russie est en échec en Ukraine, que son armée est affaiblie et son économie exsangue. D’un point de vue strictement tactique et opérationnel, il faut aussi considérer que des combats dans les plaines ukrainiennes, comme dans le Donbass, nécessitent plus d’armements lourds qu’un conflit en zone urbaine.

Lorsqu’une guerre – dans laquelle des crimes de guerre se multiplient – débute, les lois de la guerre perdent de leur sens. Ce sont les Russes qui décideront si le statut des pays occidentaux a basculé pour devenir celui de belligérants en accroissant leurs livraisons d’armes. Pour le moment, ils se contentent de propos dissuasifs : « risque de 3e guerre mondiale » « menace de guerre nucléaire ». Passeront-ils de la parole aux actes ? Si tel est le cas, ils perdront tout, mais les Occidentaux perdront également beaucoup. Néanmoins les Occidentaux se fixent deux limites claires : ils n’engageront jamais de soldats en Ukraine et ils ne voudront pas contribuer à des combats qui s’étendraient sur le territoire russe.

Enfin, la guerre russo-ukrainienne a fait prendre conscience aux Européens de la nécessité de mieux se protéger et d’accroitre leurs efforts de défense. Les mesures prises par l’Union européenne en faveur de l’Ukraine, telles que les sanctions économiques ou les livraisons d’armes, ont été actées très rapidement. La situation pourrait servir de déclic s’agissant de l’autonomie stratégique européenne. Ce sera certainement le cas sur le long terme. Seulement, depuis la réunion de Ramstein, les États-Unis ont pris la tête de la coalition contre la Russie, ce qui peut poser problème à l’avenir. Washington a en point de mire la Chine, les Européens eux doivent imaginer quelle sera l’architecture de sécurité future en Europe, les citoyens russes étant géographiquement leurs voisins. Guerre ou non, il faut toujours avoir pour perspective de construire un avenir stratégique qui soit stable et apaisé en Europe pour éviter de nouvelles guerres dans les trente ou quarante prochaines années. Or il n’est pas sûr qu’au-delà de la défaite de Poutine, les Européens partagent le même rêve que les États-Unis.

Pour quelles raisons la baisse des stocks d’armes des Occidentaux s’avère-t-elle préoccupante ?

Les armées occidentales sont aujourd’hui conçues pour des opérations qui certes peuvent parfois conduire à un usage important de la violence, mais qui ne sont pas des opérations qui se traduisent par un usage massif et répété dans le temps des armements dont on dispose. Les stocks de munitions ont donc été conçus en conséquence. Une attrition massive des matériels, c’est-à-dire leur destruction au combat, n’est pas prévue non plus.

La guerre en Ukraine met donc l’Occident, par proxy interposé, face à une situation de nécessaire reconstitution des stocks importants de munitions, mais aussi de matériels. Pour répondre à cette situation, il faut de l’argent bien sûr, mais également un outil industriel qui soit reformaté pour fournir massivement des munitions, à savoir des ressources humaines, l’assurance d’une chaine d’approvisionnement formatée en conséquence et des matières premières nécessaires. Cela sera plus long et difficile qu’on ne le croit. L’Ukraine nous impose de penser nos armées comme celle dont nous avions besoin durant les deux premières guerres mondiales, même si c’est l’Ukraine qui combat et non tous les pays européens et les États-Unis. Ce n’est pas ce que nous avions imaginé.

 
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