ANALYSES

Côte d’Ivoire : la guerre des trois aura-t-elle lieu ?

Tribune
23 décembre 2020
 


Ce 14 décembre, 300 personnes triées sur le volet – dont une vingtaine de chefs d’État – ont participé à la cérémonie d’investiture d’Alassane Dramane Ouattara (ADO). Le 31 octobre dernier, sans grand suspense, il a été réélu président de la République de la Côte d’Ivoire, se succédant à lui-même pour un troisième mandat. Si tour à tour la légalité et la légitimité de cette troisième mandature ont fait l’objet de débats sur son inconstitutionnalité entraînant des heurts meurtriers, le gouvernement semble ouvrir une nouvelle séquence et s’inscrire dans une double dynamique d’ouverture et de fermeté, selon à l’attention de la communauté internationale et de ses concitoyens, avec de possibles porosités entre les destinataires ; un vernis qui masque à peine un virage autoritaire. Le 4 décembre, Laurent Gbagbo, incarcéré pendant quelque neuf années auprès de la CPI et relaxé en première instance, s’est vu remettre deux passeports (l’un diplomatique, l’autre ordinaire), laissant augurer de son possible retour en Côte d’Ivoire. Le même jour, Henri Konan Bédié (HKB) a vu la levée du siège, par des fourgons de police, de sa demeure, après plusieurs semaines d’encerclement. Ces trois hommes se connaissent, se tutoient, ont été partenaires, ennemis au gré d’alliances et de mésalliances qui ont structuré la vie politique ivoirienne depuis près de 30 ans. La guerre des « Vieux » ayant conjugué leur destin personnel et celui de leur parti avec celui de tout un peuple aura-t-elle lieu, ou au contraire, seront-ils en capacité d’écrire l’histoire de la réconciliation ? La question reste ouverte.

Une scène politique élargie au-delà des Trois

Il est évident que le jeu politique ivoirien dépasse ces trois hommes. Pour rappel quarante-quatre candidats s’étaient présentés à la candidature suprême dont quarante avaient été retoqués par le Conseil constitutionnel. Guillaume Soro, ayant occupé les fonctions de Premier ministre et de président de l’Assemblée nationale, est quant à lui en exil. Un temps réfugié en France, suite à son appel à la sédition des forces armées sur les réseaux sociaux, le 4 novembre, il lui a été notifié qu’il n’était plus le bienvenu sur le sol français… Enfin, Pascal Affi N’Guessan qui a porté les couleurs du Front populaire ivoirien (FPI) durant une séquence électorale, pour le moins peu lisible, est quant à lui emprisonné. La réduction de la vie politique à ADO, HKB et Gbagbo peut sembler abusive mais on pressent qu’ils ont des comptes à régler et compte tenu du leur âge respectif le moment fleure le dernier round. Reste à voir s’ils pourront transcender leurs inimitiés en faveur de la pacification de la Côte d’Ivoire.

Une drôle de campagne

Quatre candidatures ont été retenues : ADO (RHDP – Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix), HKB (PDCI – Parti démocratique de Côte d’Ivoire), N’Guessan (FPI – Front populaire ivoirien) et Kouadio Konan Bertin (candidature dissidente du PDCI). Pourtant, le 5 mars 2020 devant un parterre de militants du RHDP réunis au centre Houphouët-Boigny à Yamoussoukro, Alassane Ouattara (ADO) avait annoncé son retrait de la vie politique, au profit de son dauphin putatif Amadou Gon Coulibaly. La France, dans un élan de fausse non-immixtion, saluait via un tweet du président Macron cette décision comme « historique ».  Et, en l’espèce, l’histoire en sera pour ses frais. Le décès brutal du Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, en juillet a rebattu les cartes. Selon une source gouvernementale, ce décès un mois et demi avant le lancement officiel de la campagne ne permettait pas de désigner un candidat naturel autre que M. Ouattara. À la question que de nombreux observateurs se posent, sachant que M. Gon Coulibaly avait des problèmes de santé connus, pourquoi ne pas avoir envisagé d’autres candidatures alternatives ? La réponse de la même source est implacable : 1) les militants du RHDP restent libres de leur choix et la candidature de M. Ouattara a été largement plébiscitée ; 2) il y avait un risque de scission du parti, le choix porté sur M. Coulibaly avait, au demeurant, entraîné des dissidences ; 3) M. Coulibaly, après deux mois d’hospitalisation en France, était rentré en pleine santé et son décès prématuré était imprévisible. C’est dans ce contexte particulier que M. Ouattara a consenti à ce « sacrifice ». Entre les lignes, et même si plusieurs personnalités du RHDP se sont désolidarisées de cette candidature, l’enjeu était donc l’avenir du parti confondu avec celui de l’État.

Du côté de l’opposition, la tactique adoptée a été plus qu’erratique. HKB et N’Guessan ont chacun déposé leur candidature sans toutefois faire campagne ayant, conjointement, appelé à la désobéissance civile et au boycott de l’élection. Cette alliance de circonstance ne peut laisser oublier que le paysage politique est, en réalité, beaucoup plus fragmenté. Quid des 40 autres candidats retoqués dont, entre autres, Mamadou Koulibaly, président du parti Lider ? Aucun ne semble avoir soutenu cette position ambivalente. Selon certains analystes, la tactique retenue était un des seuls moyens d’empêcher le vote et/ou de décrédibiliser une quelconque victoire d’Alassane Ouattara, en concourant seul dans le cadre d’un processus électoral pipé. En dépit de violents heurts préélectoraux, la désobéissance civile n’a pas eu les effets escomptés. Suivant les militants de HKB-N’Guessan : les manifestations ont été largement empêchées. Selon une source officielle, c’est qu’ils n’ont pas été en capacité de réunir sur leurs noms leurs militants. La sociologie du PDCI serait vieillissante contrairement à celle du RHDP qui depuis 2015 a poussé à l’engagement de près d’un million de jeunes. Une information qui mériterait d’être confirmée ou infirmée par les autres partis.

Une élection émaillée de violences

Le 31 octobre, jour du scrutin, a été émaillé de violences. De nombreux bureaux de vote n’ont jamais pu ouvrir : le rapport de la mission conjointe d’observation de l’Institut électoral pour une démocratie durable en Afrique (EISA) et du Centre Carter, une ONG agissant pour la promotion de la démocratie, des droits humains et pour la résolution pacifique des conflits, est sans appel : « Le contexte politique et sécuritaire n’a pas permis d’organiser une élection présidentielle compétitive et crédible ». Selon ce même rapport, l’acceptation des résultats et la cohésion du pays sont menacés. Concernant les dizaines d’Ivoiriens et d’Ivoiriens décédés depuis le 31 octobre, Amnesty International demande des enquêtes de la part des autorités : « Les témoins avec lesquels elle s’est entretenue ont raconté les scènes de violences post-électorales dans le cadre d’affrontements croissants entre des sympathisants de l’opposition et du parti au pouvoir depuis le 31 octobre. Dans certains cas, les forces de sécurité ont été submergées, incapables de faire barrage aux violences imputables aux deux camps ».

En dépit de ces incidents qui entachent sérieusement le processus électoral, M. Ouattara a réuni plus de 94% des voix sur sa personne. Une issue qui fleure « le résultat soviétique » de l’aveu d’une parole gouvernementale autorisée. Mais quid rappelle-t-elle des résultats obtenus par Jacques Chirac face à Marine Le Pen en 2002 ?

Les arguments sont bien rodés et ressortent les relents d’amertume vis-à-vis d’une couverture de cette séquence électorale très partiale par la presse internationale et plus particulièrement française comme le rappelle la saillie de M. Ouattara à la sortie de son bureau de vote : « Vous devez arrêter d’imposer des normes de l’Occident aux Africains, nous sommes suffisamment majeurs pour gérer nos pays ». Il est plutôt habile au demeurant de cliver le débat entre une France « donneuse de leçons » – surtout lorsque l’on met en perspective des félicitations adressées par Emmanuel Macron –, et un État souverain. C’est pourtant un peu court. C’est allumer un contre-feu. Les premiers détracteurs de M. Ouattara, en dépit du verdict des urnes, sont bel et bien les Ivoiriens et les Africains, instances internationales à part puisque l’issue du vote a été saluée par la CEDEAO et l’UA. Dans une tribune, intitulée « Halte à la présidence à vie en Afrique » publiée dès le 11 septembre dans Le Monde Afrique, les écrivains Tierno Monénembo, Véronique Tadjo, Eugène Ebodé exprimaient leur refus contre « toute idée de troisième mandat où que ce soit en Afrique ! ». Du 14 au 16 décembre des activistes de tout le continent se sont encore réunis à Dakar dans le cadre de la deuxième édition de l’UPEC (Université populaire de l’engagement citoyen) afin de débattre entre autres de la poussée autocratique et des répressions policières. Selon Fadel Barro, journaliste, activiste et co-fondateur du mouvement citoyen Y en a marre : « Malheureusement, nous avons des chefs d’État qui s’accrochent au pouvoir et ne laissent pas la place aux jeunes ». Ces différents appels montrent suffisamment que les Africains sont en effet suffisamment majeurs pour vouloir le changement.

Gestes d’ouverture et de fermeture du gouvernement Ouattara qui masquent mal un virage autoritaire

Aux lendemains d’une élection qui n’aurait pas dû avoir lieu, et les plus radicaux contestent même qu’elle ait eu lieu, HKB et N’Guessan ont créé un comité de transition national, préface d’un gouvernement de transition national, dont le premier était le président et le second porte-parole. Cet affront considéré comme séditieux et non conforme avec l’État de droit a entraîné successivement une vague d’arrestations, un encerclement de la demeure d’HKB et un emprisonnement de N’Guessan. Dans la nuit du vendredi au samedi 7 novembre, déclaré en fuite, il a été appréhendé et fait l’objet d’enquêtes pour « complot contre l’autorité de l’État », « mouvement insurrectionnel », « assassinat » et « actes de terrorisme », selon le procureur Richard Adou.

En dépit des chefs d’accusation de sa mise aux arrêts, dans une vidéo qui pousse à la sidération tant elle flirte avec l’absurdité, postée sur les réseaux sociaux, le 8 novembre, on le voit les traits tirés, le teint pâle répondre à la question suivante : « Les réseaux sociaux disent que vous êtes décédés, c’est vrai ou c’est faux ? » et lui de répondre rictus aux lèvres « (…) je me porte bien (…) Je ne suis pas décédé ». Questions suivantes par le preneur de son et d’images dans un éclat de rire, tout en lui servant du monsieur le ministre : « Est-ce que vous avez été torturé ? (…) Est-ce que l’on vous donne à manger ? ». Oui oui, il est bien traité, il n’a pas subi de sévices corporels, la caméra se décentre sur une barquette de frites et de petits pois. Clap de fin. Pour une procédure régulière sourcilleuse du droit, des questions se posent. Jusque-là ce format de vidéo semblait plutôt réservé aux otages… HKB, allié de ce mouvement, et sans doute – là on est obligés de considérer des hypothèses puisque l’on a du mal à évaluer quelles sont les règles de droit qui prévalent – compte tenu de son âge et de son statut d’ancien président, a été cantonné à domicile, des cars de policiers flanqués devant sa porte.

Pourtant des gestes de la part du gouvernement ont montré une volonté d’apaisement, au moins de façade. Une invitation adressée à HKB, le 11 novembre, à l’hôtel du Golf, en vue de négociations, a permis une photo réunissant ce dernier avec ADO, l’allié d’hier, le tout agrémenté d’une phrase reprise comme un leitmotiv par les protagonistes en présence : « La glace est brisée ». À peine égratignée serait-on tenté de préciser puisqu’en réalité, quelques jours après, HKB a demandé la libération des prisonniers et de ses alliés. Tactique assez étonnante comme si cela n’aurait pas dû être un préalable à tout vrai/faux semblant rapprochement cathodique. La fin de l’ère de glace ne semble pas pour demain…

À quelques jours de l’investiture de Ouattara, deux pas supplémentaires ont été franchis à l’endroit de HKB et de Gbagbo : désencerclement de la maison pour l’un, délivrance de passeports pour le second.

Pourtant sur le plan judiciaire, l’institution veille au grain entre arrestation et poursuites engagées contre des artistes visant ostensiblement à juguler la liberté d’expression. Lors d’un concert donné dans une commune d’Abidjan (Yopougon), le très populaire duo Yodé et Siro s’est lancé dans un morceau soulignant que depuis le 31 octobre seuls les militants de l’opposition avaient été poursuivis dans le cadre des enquêtes sur les violences électorales, dénonçant ainsi une partialité des instructions. Ce groupe plutôt connu pour sa liberté de ton a été « poursuivi en comparution immédiate pour outrage à magistrat, discrédit de l’institution judiciaire et diffusion d’informations mensongères à relent racial et tribal ». La sanction est tombée : « Condamnation à un an de prison avec sursis et à une amende de 5 millions de francs CFA ».

Les signes d’ouverture sont donc partiels et le parti État RHDP aux aguets, même si des sources autorisées répètent à satiété que la justice est indépendante…

Pourquoi préfacer une nouvelle triangulaire ?

Laurent Gbagbo a été l’absent/présent de cette élection. En juillet, HKB lui rendait visite à Bruxelles où il a élu domicile depuis sa relaxe de La Haye, une rencontre scellant leurs retrouvailles.  Selon Franck Hermann Ekra, analyste politique, membre du bureau politique du PDCI, dont les propos ont été recueillis par Christian Eboulé, « la rencontre entre les deux ex-présidents de la République souligne leur compréhension mutuelle d’un impératif de concorde nationale, pour sortir le pays de la crise de maturation démocratique dans laquelle il s’est enfermé depuis 1990 et le retour au multipartisme ». Un premier pas semble avoir été franchi entre les deux hommes sans que nous ne connaissions les limites de leur accord. Hors-jeu, sans passeport, et donc tenu dans l’impossibilité de participer à l’élection, Laurent Gbagbo, lors d’une interview accordée à Denise Epoté pour TV5 Monde, à deux jours du scrutin, est apparu sous les traits d’un pacificateur, invitant en plusieurs occurrences à la « discussion ». Il a tenu à prévenir : « Ce qui nous attend, c’est la catastrophe. C’est pour ça que je parle. Pour qu’on sache que je ne suis pas d’accord pour aller pieds et poings liés à la catastrophe. Il faut discuter ». Une invitation qui était censée montrer par contre-point le refus de dialogue par Alassane Ouattara. D’ailleurs, malgré une situation qui semble à l’accalmie, les échanges à fleuret moucheté entre les deux hommes ne se tarissent guère. Ses passeports remis, Laurent Gbagbo a fait savoir dans le cadre d’un communiqué de presse transmis par son Conseil, Maître Habiba Touré qu’« à la lumière des récents événements qui ont endeuillé la Côte d’Ivoire, [il s’agissait là d’]un épiphénomène.(…) Il demande de nouveau la libération de tous les responsables politiques et de la société civile injustement incarcérés à la suite de la volonté de M. Alassane de briguer un troisième mandat ». Une déclaration qui n’a pas été du goût du gouvernement ayant jugé ces propos « méprisants, [allant] contre l’aspiration des peuples à vivre en paix ». Ces échanges semblent bipolariser la vie politique, ce qui est d’autant plus aisé que Gbagbo est toujours sous mandat d’arrêt en Côte d’Ivoire. Son retour au pays natal est encore loin d’être acté…

Quant à HKB, et ce en vue de montrer qu’il était loin d’avoir dit son dernier mot a mis fin au « régime de transition » proposant de remplacer le conseil national de transition, mis en place deux jours après l’élection, par un cadre de Dialogue national. Ce dialogue devra être, selon M. Konan Bédié, encadré par des institutions telles que l’ONU, et aborder des thèmes comme « l’élaboration d’une constitution consensuelle », « la mise en œuvre d’un véritable processus de réconciliation qui prendra notamment en compte le retour des exilés et la libération des prisonniers politiques et militaires », mais aussi « l’organisation des élections, notamment présidentielles, transparentes, crédibles et inclusives ». Les principales revendications de l’opposition n’ont pas changé et les résultats de la présidentielle demeurent non reconnus. Cette déclaration a été condamnée par le parti présidentiel.

Depuis près de 30 ans, ils sont trois à avoir été président de la République de Côte d’Ivoire. En dépit d’évolutions sociétales, d’un élargissement de la scène politique, ils continuent de la camper et de la polariser. Seront-ils en capacité de discuter ? Rien n’est moins sûr… Tandis que Laurent Gbagbo pourrait, selon certains, se ménager une voie de présidentiable pour 2025, dans un contexte de rapport de forces asymétrique favorable à M. Ouattara.
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