ANALYSES

Côte d’Ivoire : une « guerre de trente ans » qui tire à sa fin ?

Tribune
14 novembre 2020
Par Frédéric Lejeal, journaliste, ancien rédacteur en chef de La Lettre du Continent

« Aucun de nous ne peut se sauver seul ; il faut que nous nous perdions ensemble ou que nous nous tirions d’affaires ensemble ».


Jean-Paul Sartre – Huis-Clos.


 

Les tensions nées, en Côte d’Ivoire, autour du scrutin présidentiel du 31 octobre étaient aussi prévisibles qu’évitables. Évitables, car Alassane Dramane Ouattara dit « ADO », 78 ans, aurait pu s’en tenir à sa décision de ne pas briguer de troisième mandat. Prévisibles en ce que sa volte-face après le décès de son dauphin désigné, le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly, a soudain réactivé la guerre mortifère qu’il oppose depuis des années à ses ennemis jurés : Henri Konan Bédié « HKB » et Laurent Gbagbo. Depuis la disparition de Félix Houphouët-Boigny, fin 1993, ces trois leaders ont chacun à tour de rôle et à leur manière assis leur légitimité aux forceps[1] par une violence devenue consubstantielle à ce pays. Le climat autour de l’élection que vient de vivre le premier producteur mondial de cacao, ne fait pas exception[2]. Validé par le Conseil constitutionnel le 9 novembre, le score d’Alassane Ouattara (94,2% selon la CEI, mais il n’y a aucun PV) constitue la énième manifestation d’une tragédie gréco-africaine jouée en boucle depuis des décennies, et que les 25 millions d’Ivoiriens aspirent dans leur grande majorité à voir disparaître.

Revirement

Cette élection anticonstitutionnelle aux yeux de l’opposition s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices[3]. Après avoir pris ses quartiers au Palais d’Abidjan en 2010, le chef de l’État avait décidé de passer la main, après deux mandats, à son plus fidèle compagnon de route. La décision était mûrie, la retraite fignolée : repos dans la villa familiale de Mougins, dans le sud de la France, et direction de la « Fondation ADO pour la gouvernance économique » dont les statuts étaient déjà déposés par ses avocats.

Accaparée par un contexte sous-régional délétère (tensions en Guinée, putsch au Mali…) la « communauté internationale » pouvait souffler et les partenaires, en tête desquels la France, applaudir. Las. La disparition, en juillet, du chef du gouvernement connu pour ses problèmes cardiaques, a rebattu les cartes poussant Alassane Ouattara à se dédire et à entrer en lice.

Pourquoi un tel revirement ? Outre l’absence de figures au sein de sa formation, le Rassemblement des houphouetistes pour la paix et la démocratie (RHDP), capables de se substituer au gardien de tous les secrets des deux mandatures passées, cette décision a été motivée par le passif teinté de haine viscérale que l’ex-directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI) voue à « HKB », 86 ans, autorisé à se présenter. Alors qu’il voyait en son dauphin la seule personnalité pouvant barrer la route au « Bouddha de Daoukro », patron du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Alassane Ouattara a préféré se lancer dans la bataille suivant la logique du « Après moi, le chaos ». Une lutte d’autant plus aisée que son régime s’est employé à organiser une consultation monolithique. Avec un nombre volontairement limité de participants[4] et des poids lourds – Laurent Gbagbo ainsi que Guillaume Soro – bloqués en Europe, la victoire était imparable. Le boycott de deux des quatre candidats retenus l’a rendue écrasante tout en renvoyant en miroir la totale déliquescence de la démocratie et du débat public dans le pays, si tant est qu’ils n’aient jamais existé. Suivant l’appel à la désobéissance civile lancé par « HKB », plus de 5.000 bureaux sur 22.301 n’ont pas ouvert le jour du vote vidant arithmétiquement le corps électoral de 1,4 million d’inscrits.

Passif

Au-delà de ce désastre validé par l’Union africaine (UA), la défiance du président ivoirien envers son « aîné » doit s’analyser à la lumière du passé, mais aussi des jeux d’alliance et de mésalliance auxquels ces leaders ont recouru pour satisfaire leur stratégie de captation du pouvoir. Aux prémices de cette guerre de succession après le décès du « Vieux », Alassane Ouattara s’est ainsi associé à Laurent Gbagbo dans un Front républicain. Objectif : contrarier la dérive xénophobe de Bédié alors grisé par le concept d’Ivoirité censé écarter son principal adversaire de la présidentielle de 1995, la Constitution faisant alors obligation d’être né « de père et de mère » ivoiriens pour se porter candidat.

Les rancœurs s’installent. Elles ne retomberont plus. Enkysté dans son statut de « musulman dioula du nord » aux ascendances burkinabè[5], Alassane Ouattara est exclu pour ces mêmes raisons du scrutin d’octobre 2000. Des accents nationaux-régionalistes[6] dont Laurent Gbagbo, vainqueur de cette élection, s’accommode à son tour[7]. Mais pour cet autre frère ennemi, l’exercice du pouvoir est de courte durée. En septembre 2002, une tentative de coup d’État doublée d’une rébellion en germination au Burkina Faso le contraint à négocier avec des acteurs d’un genre nouveau incarnés par Guillaume Soro, proche d’Alassane Ouattara et fer de lance de ce mouvement armé[8]. Bien que dépouillé de nombreuses prérogatives par une série d’accords, le fondateur du Front populaire ivoirien (FPI) garde alors la haute main sur le calendrier électoral et accepte, sous pression internationale, la candidature d’ « ADO » à la présidentielle de 2005. Celle-ci ne se tient finalement qu’en 2010 avec les conséquences que l’on sait. Sur fond de tensions maximales, elle voit se former un improbable ticket Ouattara-Bédié désigné vainqueur par la Commission électorale indépendante (CEI) au second tour contre Gbagbo[9]. Ne voulant céder son fauteuil, celui que le Conseil constitutionnel donne gagnant quasiment concomitamment est expulsé manu militari de sa résidence puis déféré devant la Cour pénale internationale (CPI).

Pacte

Cette alliance de circonstance permet de cerner la crise actuelle le rapprochement Ouattara-Bédié ayant été élaboré autour d’un pacte secret, lequel vole en éclat quelques années plus tard. Outre un partage du pouvoir (postes ministériels, conseillers à la présidence, direction d’entreprises publiques…) cette entente prévoyait qu’Alassane Ouattara, élu à la tête du pays, rempile en 2015 avant de céder la place à une figure du PDCI lors du scrutin de 2020. Il n’en fera rien. Agrippé à son bilan économique et rendu de plus en plus défiant envers ses alliés jugés peu compétents, il préfère mettre son protégé, Amadou Gon Coulibaly, en orbite[10]. Cette séquence entame définitivement la confiance des autres colistiers. « HKB » et Guillaume Soro actent leur divorce : le premier en refusant de fusionner le PDCI avec le RHDP ; le second en démissionnant de la présidence de l’Assemblée nationale avant d’être « opportunément » rattrapé par des affaires judiciaires.

Isolement

La crise actuelle reste donc préoccupante, car partie intégrante d’un continuum aux turbulences et aux crispations traditionnellement fortes. Relaxé par la CPI début 2019, Laurent Gbagbo, 75 ans, est sciemment empêché de rentrer au pays par une privation de passeport malgré les multiples demandes déposées par son avocate, Habiba Touré. Guillaume Soro se trouve exilé à Paris depuis plusieurs mois dans un lieu gardé secret et sous protection policière. À Abidjan, l’avenir reste incertain. Dans un premier temps, Alassane Ouattara s’est empressé de tuer dans l’œuf la création d’un Conseil national de transition (CNT) sous l’égide de Bédié, allant jusqu’à placer ce dernier ainsi que son épouse, Henriette, en résidence surveillée. Pour mieux marquer les esprits, des dizaines d’opposants, ex-ministres ou ex-chef de gouvernement, tels Pascal Affi Nguessan, ont été arrêtés dans la foulée. Tous sont passibles d’un procès pour sédition. Le président ivoirien a cependant calmé ses ardeurs belliqueuses sous la pression de partenaires stratégiques. Dès le 1er novembre, Emmanuel Macron lui enjoignait de privilégier le dialogue. Recommandation qui aura débouché sur la rencontre avec « HKB », dix jours plus tard, au Golf Hôtel d’Abidjan.

Lassitude

Un retour à la normale sera long et hypothétique, la légitimité du 3e mandat représentant le principal point de discorde. Ce dialogue s’avère pourtant nécessaire pour au moins deux raisons. La première est d’éviter l’enracinement des tensions au moment où l’on dénombre déjà près d’une centaine de morts et des milliers de déplacés, principalement dans l’ouest du pays. La seconde est l’impasse dans laquelle se trouvent les deux parties. Du côté gouvernemental, il importe de calmer le jeu face à l’isolement d’Alassane Ouattara. Au fil des ans, ce dernier, enferré dans une posture de « monarque présidentiel » [11] intransigeant,  a réussi à dégarnir ses troupes et à faire le vide autour de lui. Plusieurs composantes importantes du RHDP ont quitté cette formation initialement pensée comme une coalition. C’est le cas de l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) d’Albert Toikeusse-Mabri, interpellé au lendemain du 31 octobre à l’instar d’autres « ex-alliés » déçus. D’influentes personnalités de la galaxie Ouattara ont également tourné les talons à l’image du vice-président Daniel Kablan-Duncan ou de Marcel Amon Tanoh, ancien directeur de cabinet.

Malgré ses agitations circonstancielles sur les réseaux sociaux, l’opposition n’est pas mieux lotie. La très faible réponse des populations et autres militants aux ordres des États-majors politiques appelant à « prendre la rue » traduit une véritable lassitude face aux antagonismes ataviques des héritiers d’Houphouët. Autant les Ivoiriens ont répondu à la désobéissance civile en délaissant les bureaux de vote (53% de taux de participation), autant ils sont peu enclins à manifester bruyamment contre un pouvoir ayant montré ses capacités de rétorsion voire de répression. Dix ans de crise politico-militaire accompagnés d’une rébellion ; de la partition du pays et de 3000 morts à l’issue de la présidentielle de 2010 semblent avoir anémié tout esprit de contestation. En d’autres termes : les Ivoiriens sont « fatigués » selon l’expression africaine consacrée. L’absence de résonance à l’appel à une insurrection militaire lancé par Guillaume Soro, le 4 novembre, via Facebook, est d’ailleurs significative. Pour l’heure, la soldatesque reste muette, l’arme au pied. De ce point de vue, la colère réservée à Alassane Ouattara en réponse à sa candidature et à sa victoire à la Pyrrhus constitue probablement le dernier soubresaut de la tragédie politique que connaît la Côte d’Ivoire depuis plus d’un quart de siècle. Conscientes de l’âge avancé de chacun des protagonistes, les populations entendent laisser filer le temps jusqu’à ce que, rattrapés par la loi biologique, les trois agitateurs « historiques » de la scène nationale passent, enfin, le témoin aux générations montantes.

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[1] Voir La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara. Francis Akindès. Politique africaine n°148. Décembre 2017. Karthala. Paris. 213 pages. p.5 à 26.

[2] Les Nations unies ont déjà dénombré plus de 85 tués et des centaines de blessés dans les violences.

[3] L’article 58 de la Constitution de 2016 limitant à deux le nombre de mandats présidentiels, Alassane Ouattara ne pouvait se présenter selon ses opposants. Les partisans du chef de l’État invoquent, inversement, le caractère non rétroactif de la nouvelle loi fondamentale. Une « jurisprudence » rappelée par le président de l’institution, Mamadou Koné, dont l’impartialité est régulièrement remise en cause, ce dernier ayant été nommé par Alassane Ouattara en 2015.

[4] Entre le 16 juillet et le 31 août, date de dépôt des dossiers de candidature, la Commission électorale indépendante (CEI) dirigée par Ibrahim Coulibaly-Kuibiert a réceptionné 44 dossiers. 40 ont été refusés par le Conseil constitutionnel.

[5] Voir Le caillou a-t-il été retiré du soulier de la République ? Ousmane Zina in Afrique Contemporaine. De Boeck. Paris. Automne 2017. p.25 à 39.

[6] Voir Le national-régionalisme de la charte du Nord. Christophe Sandlar. Outre-Mer n°11. Paris. 2005. p.295 à 307.

[7] Voir Côte d’Ivoire, l’année terrible 1999-2000. Marc Le Pape et Claudine Vidal. Karthala. Paris. 2002. 351 pages.

[8] Voir Pourquoi je suis devenu rebelle. La Côte d’Ivoire au bord du gouffre. Guillaume Soro. Hachettes Littératures. Paris 2005. 173 pages.

[9] Laurent Gbagbo est arrivé vainqueur, le 31 octobre 2010, au premier tour du scrutin (38,3%) devant Alassane Ouattara (32%) et Henri Konan Bédié (25%). Alassane Ouattara allié à Henri Konan Bédié sera déclaré gagnant par la CEI au second tour (54,1%) contre 45,9% pour Laurent Gbagbo.

[10] « Côte d’Ivoire : le plan de Ouattara pour « coacher » Gon Coulibaly », La Lettre du Continent, n°734, 20 juillet 2016 et « Côte d’Ivoire : Gon Coulibaly ajoute de nouvelles pièces à son costume de présidentiable »,  La Lettre du Continent, n°745 ,18 janvier 2017.

[11] Côte d’Ivoire, l’étatisation de l’État. Tessy D. Bakary in Jean-François Médard. États d’Afrique noire, Formations, mécanismes et crise. 405 pages. Karthala. Paris. 1991. p.53 à 91.

 
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