ANALYSES

Broadway Melody

Correspondances new-yorkaises
21 septembre 2020


Il y a quelques jours de cela, j’attendais ma compagne, appuyé contre une borne de sécurité à l’angle de la 42e rue et de Broadway. C’est-à-dire en plein Times Square.

Quartier de New York aujourd’hui déserté par les touristes et les employés de bureau devenus adeptes du télétravail, Times Square n’a pratiquement plus pour habitants que des SDF allongés sur des lits de fortune devant les portes closes des théâtres.

L’un d’entre eux, un Afro-Américain d’une cinquantaine d’années, décidé à engager la conversation, vint alors vers moi :

« Sorry Sir, je ne vous demande pas d’argent, je voudrais juste vous poser une question…

– Oui, bien sûr.

– Est-ce que vous trouvez normal que les flics passent leurs temps à déloger les sans-abris alors que les vendeurs de drogues peuvent faire leur business en plein jour sans être ennuyés ? »

Je répondis que bien évidemment je trouvais cela scandaleux. Ayant été moi-même, lorsque je vivais du côté de Harlem, agacé à de nombreuses reprises par l’impunité dont jouissent les dealers qui déambulent dans les rues en criant à haute voix « delivery ! », j’imaginais très bien la frustration que ce sans-abri harcelé nuit et jour par la police pouvait ressentir.

Satisfait de ma réponse, ce misérable – au sens hugolien du terme – s’éloigna tout en lançant à qui pourrait l’entendre « Si j’avais le courage, j’me tuerai ! ».

Victimes collatérales de la politique laxiste du maire Bill de Blasio à l’encontre de la plupart des délits et crimes, les SDF, qui eux n’intéressent plus personne, sont devenus la cible facile et préférée d’une police en besoin de se prouver qu’elle garde encore un semblant d’autorité.

Sans parler du « racisme social » qui règne aujourd’hui à leur encontre dans les quartiers bourgeois. À titre d’exemple, près de trois cents sans-abris qui vivent temporairement dans un hôtel de l’Upper West Side de Manhattan vont être prochainement obligés de changer de quartier – ce qui, faute de places suffisantes dans d’autres établissements, signifie pour un grand nombre d’entre eux retourner à la rue.

En effet, certains résidents de l’Upper West Side ont déclaré que la présence de ces sans-abris nuisait à la qualité de vie dans le quartier et que ces « improductifs » – sans rire – effrayaient les chiens lors de leurs promenades.

La ville avait transféré en juillet ces personnes en détresse dans un hôtel du coin, dans le cadre d’un effort pour freiner la propagation du coronavirus dans les refuges pour sans-abris pleins à craquer. L’Upper West Side étant réputé pour être un quartier à tendances progressistes, voire gauchistes, on ne s’attendait pas à ce que ses habitants, si prompts à soutenir les mouvements LGBQ, Me Too et Black Lives Mater, se regroupent et entament des poursuites afin de priver des dizaines de nécessiteux d’un toit. Et cela à l’approche de l’hiver et d’une probable seconde vague de Covid-19 – la « communauté » des sans-abris a été particulièrement décimée au printemps.

Force est de constater que ce n’est pas seulement le maire dit de gauche, Bill de Blasio, qui se désintéresse du social au profit du sociétal…

Un texto de ma compagne me tira de mes pensées. Elle n’était plus qu’à un block. Je quittais ma borne de sécurité pour aller la rejoindre lorsqu’une femme m’apostropha.

« J’ai reconnu votre accent français – Really, j’en ai un ? -. J’ai de la famille éloignée à Monaco ».

Comme cela arrive souvent à New York entre des inconnus, la conversion s’installa.

Approchant la soixantaine, soignée et visiblement cultivée, elle me dit qu’elle avait entendu ma discussion avec le monsieur sans-abri. Ancienne danseuse professionnelle, sans emploi, ne touchant aucune aide sociale et économisant ce qu’elle pouvait afin de partir un jour rejoindre sa famille en Europe, cette dame n’a qu’une crainte, se retrouver d’ici là elle aussi à la rue.

Logeant dans un studio de Hell’s Kitchen dont elle ne peut plus régler le loyer depuis le printemps, elle risque d’être bientôt expulsée. Le moratoire interdisant les expulsions de locataires affectés par la crise liée au coronavirus et qui avait gelé le paiement des loyers jusqu’à l’automne, prendra fin le 1er octobre prochain.

Il va donc falloir régler les arriérés, ou partir. Aucune aide financière à attendre des autorités. Comme toujours aux States, avec le moratoire on n’a fait que colmater superficiellement les brèches sans vraiment penser à après-demain. Et personne aujourd’hui ne semble se demander comment des gens ayant perdu leur travail depuis six mois, pourraient s’acquitter tout d’un coup d’une demi-année d’impayés !

« Que voulez-vous, comme des millions d’Américains je vais faire la grève du loyer et refuser de payer !», me lança dépitée l’ancienne danseuse. « Je n’ai plus de revenus. Le choix c’est de donner le peu qui me reste à mon propriétaire qui est déjà millionnaire, ou de garder cet argent pour manger et payer mon assurance-santé. C’est une question de bon sens et de survie ».

Ma compagne venait de me rejoindre. Après l’avoir saluée, la femme nous dit devoir y aller. Elle avait peut-être trouvé un job de nuit dans une maison de retraite. « Je n’ai pas de quoi me payer un ticket de métro et j’ai à marcher plus de quarante blocks avant d’arriver à mon rendez-vous. Allez, God bless you ! ».

J’avais oublié de lui demander son nom.

Dans un New York confronté à sa pire crise financière depuis les années 1970, où de nombreux quartiers ressemblent de plus en plus à la ville abandonnée et livrée à la drogue du film Taxi Driver, les nouveaux misérables que l’on peut rencontrer sur Broadway sont – à la différence de ceux du show éponyme – condamnés à rester anonymes.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son ouvrage, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » vient de paraître en Ebook chez Max Milo.
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