ANALYSES

New York compte ses morts

Correspondances new-yorkaises
9 juin 2020


Ce lundi 8 juin, New York City est entrée dans la première phase de déconfinement et compte ses morts.

Les États-Unis ont été le pays le plus durement touché par le Covid-19. L’État de New York, épicentre mondial de l’épidémie il y encore quelques semaines, a dénombré à lui seul plus de contaminations que n’importe quel pays de la planète. Plus de 376 200 cas y ont été recensés. À ce jour, le Covid-19 y a fait plus de 24 170 morts, dont plus de 16 870 victimes pour la seule ville de New York.

Symbole-choc de l’épidémie, ces cercueils sommaires qui ont été enterrés dans une fosse commune à Hart Island. Cette île au nord-est du Bronx, surnommée depuis longtemps l’île des morts, car utilisée depuis le 19e siècle comme vaste cimetière pour les indigents, et qui a accueilli au plus fort de la crise sanitaire 24 enterrements par jour, contre 25 en moyenne par semaine avant la pandémie.

Pourquoi New York, État de 20 millions d’habitants, a-t-il été tout particulièrement touché ? C’est la question à un million de dollars.

Le gouverneur, Andrew Cuomo, l’a souvent répété : New York City, qui compte officiellement 8,6 millions d’habitants, est une mégapole particulièrement dense : plus de 10 000 habitants au km2. Un terrain propice à la propagation de maladies infectieuses. Des millions de personnes utilisent chaque jour le métro et autres transports en commun.

C’est aussi une des premières destinations touristiques mondiales : plus de 60 millions de touristes par an. Un virus apparu à l’étranger a donc de fortes chances de s’y propager. Selon des généticiens américains, le coronavirus a commencé à se répandre à New York en février, depuis l’Europe. Une étude publiée fin février par le blog éducatif Clever classait New York comme la ville américaine la plus vulnérable face à l’épidémie devant San Francisco, Washington, Detroit et Miami.

Le 2 mars, au lendemain du premier cas confirmé à New York et alors qu’un autre était détecté dans la banlieue nord de New Rochelle, chez un avocat se rendant quotidiennement à Manhattan, le gouverneur Cuomo assurait que la ville avait « le meilleur système de santé de la planète » [sic !].  Après bien des hésitations, le maire de New York, Bill de Blasio, annonçait la fermeture des écoles publiques, bars et restaurants à compter du 16 mars.

Une semaine plus tard, le 22 mars, le gouverneur décrétait finalement le confinement et la fermeture des activités non essentielles. « Le maire et le gouverneur étaient soumis à des pressions contraires », commente Irwin Redlener, professeur de santé publique à l’université Columbia. « Certains poussaient pour fermer rapidement les écoles, d’autres soulignaient les conséquences économiques et sociales. Les messages étaient confus ». Et c’est sans parler de la haine qui anime le gouverneur envers le maire. Haine partagée et alimentée par la course permanente à la meilleure place dans les sondages. D’où les nombreuses décisions démagogiques qui n’ont fait qu’empirer la situation.

La Californie, État le plus peuplé des États-Unis, est souvent citée en exemple pour la rapidité de sa réaction face à l’épidémie. Le nombre de cas était la semaine dernière de quelque 11 980, pour 4 422 morts.

« Ce qui est notable, c’est que six comtés de la région de San Francisco se sont mis ensemble, dès le 16 mars, pour décréter un ordre de confinement », suivi le 19 mars par un confinement de l’ensemble de l’État, souligne Meghan McGinty, experte en prévention des catastrophes à l’université Johns Hopkins. « Il y a eu une vraie cohérence alors que dans la région new-yorkaise, chaque comté prenait ses décisions sans concertation », ajoute-t-elle. « Six jours se sont écoulés entre la fermeture des écoles et l’ordre de confinement. En termes d’épidémie, six jours, ce sont des années-lumière. L’État et la ville de New York ont attendu bien trop longtemps ».

Alors que le bilan de la maladie à New York dépasse largement celui des attentats du 11 septembre 2001, le gouverneur démocrate Phil Murphy du New Jersey, État voisin de New York également très touché, a demandé qu’une commission soit mise en place, après l’épidémie, sur le modèle de celle créée après le 11 septembre 2001 pour déterminer quelles erreurs ont été commises et par qui. « Il y avait des signaux d’alerte, qu’est-ce qui s’est passé ? », a-t-il lancé. « Les responsables devront rendre des comptes ». Sans aucun doute, de Blasio et Cuomo figureront en bonne place sur la liste.

Bien sûr, les incompétences et les trahisons à l’égard de la population, motivées par des intérêts électoraux ou financiers seront à punir, mais les racines profondes de cette bérézina sont à chercher ailleurs. La métropole new-yorkaise se caractérise par de fortes inégalités socio-économiques uniques dans le monde et des situations de surpopulation extrêmes dans certains quartiers populaires, comme le Queens ou le Bronx. Beaucoup de gens y souffrent déjà de problèmes de santé, sans accès aux soins. Ces quartiers sont aujourd’hui les plus touchés, avec par exemple un taux d’infection dans le Bronx deux fois supérieur à celui de Manhattan.

Les racines profondes de la récente débâcle sanitaire sont donc à chercher, certes à New York principalement, mais aussi dans de nombreuses autres régions du pays, dans les faiblesses et la cruauté d’un système devenu fou, surtout depuis les années Reagan qui ont vu disparaitre les deniers acquis du New Deal de Roosevelt.

Loin des cartes postales de Floride, des clichés d’Hollywood ou des pelouses de Harvard, c’est un véritable cauchemar que vivent au quotidien non seulement de nombreux New-Yorkais, mais également une grande partie de la population américaine dans son ensemble, plongée dans les affres d’une société ultra libérale et sans pitié pour les plus fragiles : l’enfer du credit score et le rapport obsessionnel à l’argent qui empoisonne tout ; les boulots de dix heures ou plus par jour sous-payés ; le droit du travail quasi inexistant et inconnu des couches populaires ; la santé et le renoncement de millions de personnes à se soigner ; la malbouffe et le fléau de l’obésité; les difficultés à se loger même pour les classes moyennes ; la déliquescence dramatique du système de l’éducation au niveau local et national ; le surendettement des étudiants ; les infrastructures publiques en ruines ; les problèmes jamais pris en compte du multiculturalisme poussé à l’extrême et qui aujourd’hui fragilisent chaque jour un peu plus la cohésion même de certains États ; la fracture toujours plus grande entre les anglophones et les hispanophones… Sans oublier bien évidemment la violence au quotidien, la corruption, l’inégalité sociale grandissante – malgré un PIB par habitant colossal, 20 % de la population croupit dans la pauvreté – et les rapports humains de plus en plus empreints de consumérisme.

La santé et le problème de l’obésité sont deux exemples frappants démontrant que cette déliquescence générale est en grande partie responsable du fait que les États-Unis sont champions du monde en nombre de cas du coronavirus.

L’accès aux soins médicaux a certes changé sous l’ère Obama. Sans avoir pu instaurer un système de santé universel, son administration a tout de même fait quelques pas en avant :  depuis le 1er janvier 2014, un assureur ne peut plus refuser d’assurer quelqu’un même si cette personne a ce qu’on appelle une condition préexistante.

Mais prendre une assurance est devenue en contrepartie obligatoire pour tous. Et si on ne peut bénéficier ni de celle de son employeur ni de Medicare ou Medicaid, deux programmes de couvertures de soins gouvernementaux créés par Lyndon Johnson en 1965, afin de permettre en théorie l’accès aux soins aux personnes âgées et à la population à très faible revenu – s’assurer coûte excessivement cher. Même avec quelques aides des autorités. Jusqu’à 30 %, voire plus, du revenu mensuel d’un couple de la classe moyenne inférieure !

Certaines personnes font donc fi de la loi estimant qu’elles ne sont jamais malades et que payer une assurance serait jeter l’argent par les fenêtres. D’autres ne veulent pas qu’on se mêle de leur « business » et sont réfractaires à tout ce qui peut être perçu comme intrusif dans leur vie. Certains pourraient bénéficier de Medicaid, mais ne souhaitent pas d’aide de l’État, car ils trouvent honteux de devoir en dépendre et ne veulent pas être catégorisés comme parasite. En effet, quarante années de capitalisme débridé ont rendu la pauvreté a shame. Si vous avez perdu votre travail et êtes une mère célibataire avec deux enfants qui ne peut plus joindre les deux bouts, vous n’avez qu’à vous en prendre à vous même !

Plus de trente millions d’Américains n’ont donc aucune sorte d’assurance ni aucun accès aux soins. D’où des santés très précaires et un nombre de morts du Covid-19 exponentiel dans les communautés les plus pauvres, essentiellement les afro-américaines et hispaniques.

Quant à la malbouffe et l’obésité aux États-Unis, commencer à lire des études et articles sur ce sujet vous fait rapidement arrêter de plonger la main dans le sac de chips que vous aviez posé sur votre bureau. Les chiffres sont terrifiants et coupent toute envie de comfort food.

En 2018, on dénombrait neuf États américains avec un taux d’obésité de plus de 35 %, soit deux États de plus à ce niveau qu’en 2017. Le taux d’obésité varie toutefois considérablement entre États. Le Mississippi et la Virginie-Occidentale ayant le taux le plus élevé à 39.5 %, 27.6 % pour l’État de New York, suivi par le Vermont, le Connecticut et le Montana. 25.8 % pour la Californie, le Massachusetts, le New Jersey. Hawaï et le District de Columbia sont légèrement en dessous – entre 25.7 et 24.7 % -, quant au Colorado, il a le taux d’obésité le plus bas, situé à 23 %. Ce qui représente toutefois près d’une personne sur quatre, ce qui reste considérable !

Si on regarde une carte des États-Unis, le premier tiers des États à l’Est du pays aura un taux entre 25 et 30 %. Les États au Centre et à l’Ouest auront tous un taux entre 30 et 40 %…

Les conséquences sur la santé de la population sont énormes. Le surpoids et l’obésité favorisent certaines maladies chroniques comme les maladies cardiovasculaires, le diabète, les troubles musculo-squelettiques comme l’arthrose, de nombreux cancers et aujourd’hui le Covid-19 !

Bien évidemment, l’obésité aux États-Unis touche en majorité une population plutôt défavorisée et peu instruite. Les individus avec un petit revenu sont plus à risque. Ayant peu ou pas le temps de prendre leurs repas à la maison, en famille, à horaires réguliers. En outre, beaucoup de quartiers n’offrent que peu ou pas d’options de nourriture saine ou de possibilités d’activités physiques. Les chaînes de restauration rapide omniprésentes servent des menus avec boisson à des prix qui peuvent sembler défier toute concurrence – vive le capitalisme ! En moins de deux minutes garanties, votre repas est mis sur votre plateau et vous n’avez plus qu’à vous asseoir ou à l’emporter. En moins de cinq minutes, il sera souvent avalé. En prime, il y aura une sensation de « reviens-y » … Les sucres auront eu un impact rapide sur une partie du cerveau et seront passés rapidement dans le sang. Toutefois, ces menus ne contenant généralement aucune fibre ou sucre lent, la – sensation de – faim reviendra quelques heures plus tard. Et même si la sensation de « reviens-y » ne fonctionnait pas, le manque d’options et d’informations ajouté à des publicités agressives et omniprésentes sans commune mesure avec ce que l’on peut connaître en Europe pousseront toute une partie de la population à y retourner.

47 % de la population latino et 48 % de la population afro-américaine sont obèses.

Près de 40 % des États-Uniens pris dans leur ensemble sont obèses.

Et pourtant, jusqu’à présent, aucune mesure sérieuse et de réelle envergure n’a été prise au niveau fédéral pour lutter contre ce fléau. Michelle Obama a bien lancé dans les écoles un programme de prévention de l’obésité, mais sans grand succès. Il est vrai que celui-ci avait surtout pour but de la rendre populaire dans les chaumières et de s’assurer par-là que ses futures mémoires seraient un best-seller

Non, dans un pays où environ 20 % de la population hispanique pense qu’être gros est un signe de bonne santé, le gouvernement fédéral ne bouge pas. Ou juste assez pour faire bonne figure.

Après tout, pourquoi allez contre les lobbies de la restauration rapide et autres vendeurs de shit food ? Laissons les obèses consommer et crever en paix puisque ça enrichit le système !

Et puis, quel festin pour le Covid-19 !

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Son ouvrage, « Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider »  vient de paraître en Ebook chez Max Milo.
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