ANALYSES

BHL au Nigeria : le spectacle contre l’info

Interview
24 janvier 2020
Entretien avec Vincent Foucher, chercheur au laboratoire Les Afriques dans le monde au CNRS-Sciences Po Bordeaux, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.


Les déclarations de Bernard-Henri Lévy (BHL) dans Paris Match qualifiant de « pré-génocidaire » la situation au Nigeria exposent de nouveau le fossé entre la mise en scène de l’information spectacle et la réalité du terrain telle qu’elle est observée par ceux qui s’y rendent. À force de déformer la réalité pour frapper les opinions, on décrédibilise les médias et, pire encore, on aggrave la situation sur le terrain. Entretien avec Vincent Foucher, chercheur au laboratoire Les Afriques dans le monde au CNRS-Sciences Po Bordeaux, par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS.

Existe-t-il, selon vous, au Nigeria une situation pré-génocidaire en raison de violences orchestrées par les Peuls (l’anglais utilise la désignation Fulani) du nord du pays avec l’assentiment du Président Buhari et du commandement de l’armée, contre la communauté chrétienne dans le centre et le sud du pays ? Cette répartition spatialisée des communautés confessionnelles est-elle pertinente ?

Non, la situation n’est pas pré-génocidaire. On observe des violences locales répétées et meurtrières, qui opposent généralement des éleveurs peuls et des agriculteurs d’autres communautés dans les campagnes (mais on relève également quelques épisodes de violences urbaines, et des violences impliquant des Peuls sédentaires). C’est vrai dans le Centre et dans le Sud, mais c’est aussi vrai au Nord du pays, où les éleveurs peuls peuvent affronter d’autres communautés, musulmanes ou non, notamment autour du pacage et des dommages faits aux récoltes par les troupeaux en déplacement. Ces violences sont locales, et elles ne sont pas coordonnées à grande échelle, comme le suppose Bernard-Henri Lévy, même si certains épisodes peuvent susciter, par mimétisme, des répliques et des vengeances dans le reste du pays. Ces violences ne sont pas nouvelles, mais elles sont en hausse ces dernières années, à cause d’un certain nombre de facteurs – constitution de troupeaux immenses, montée de la demande de viande dans les centres urbains du sud, instabilité climatique, expansion de l’agriculture. Par ailleurs, elles font des victimes dans les deux camps – ainsi, des membres de la communauté mambilla, largement chrétienne, ont tué plusieurs centaines de villageois peuls en 2017 dans l’État de Taraba, dans le Centre-Est du pays. Il est donc impossible de décrire la situation comme proto-génocidaire. Raphael Lemkin, le juriste qui a inventé le mot « génocide », le définit comme une « stratégie coordonnée de destruction ». Un génocide requiert l’action d’un État ou d’une organisation de masse. Ce n’est pas le cas au Nigeria. L’État nigérian n’est absolument pas engagé dans une logique génocidaire, même préliminaire. Et c’est sans doute le plus étonnant dans ce qu’affirme Bernard-Henri Lévy : oui, le président Buhari est peul et musulman, mais il ne saurait être qualifié d’islamiste et encore moins de génocidaire. Comme tous ses prédécesseurs à la tête du Nigeria, il tente de maintenir, avec un succès inégal, l’unité nationale. Il a des alliés dans toutes les régions, dans toutes les communautés. Il n’y a pas au Nigeria un régime organisé d’exclusion et de discrimination. Bien sûr, des effets de réseau et de clientèle s’exercent, et certains responsables politiques ou militaires locaux peuvent favoriser telle ou telle communauté, ou bien accepter des pots-de-vin – pour lesquels les éleveurs ont peut-être un petit avantage, puisqu’ils ont du bétail, un bien plus « liquide » qu’une récolte et qui permet d’acheter des faveurs. Mais toutes les communautés, indépendamment de leur confession, sont impliquées dans le pouvoir au Nigeria, notamment grâce au fédéralisme. Quant à l’administration et à l’armée, elles sont inclusives, notamment grâce au principe du « federal character » selon lequel elles doivent recruter en assurant une représentation de toutes les communautés. Certes, le président Buhari a plutôt choisi des musulmans du Nord comme lui pour les postes clés (armée de terre, sécurité d’État, conseiller à la sécurité nationale), mais d’une part les musulmans n’ont pas le monopole, et d’autre part, même parmi ces hauts responsables musulmans, beaucoup ne sont pas peul mais ils viennent d’autres communautés du nord, et notamment du nord-est, la zone touchée par Boko Haram (bura ou kanuri, par exemple).

Par ailleurs, l’idée d’un Nord musulman et d’un Sud chrétien n’est exacte qu’à gros traits, de loin, même si c’est là une représentation qui peuple les imaginaires de nombreux Nigérians : il y a des communautés chrétiennes « autochtones » dans le Nord, et l’Islam est très influent au Sud, à la fois parce qu’il y a une diaspora nordiste considérable, et parce que l’Islam est très influent depuis longtemps dans l’une des deux plus importantes communautés du Sud, que sont les Yoruba. Quant au Centre du pays, c’est un melting pot ethnoreligieux.  Le découpage ethnoreligieux proposé par monsieur Lévy n’est pas recevable.

Y a-t-il comme l’affirme BHL un lien, une convergence des luttes entre les Peuls et Boko Haram ? Il avance l’argument de « stages de brousse », qui lui aurait été rapporté par un humanitaire américain, organisés par les affidés de Boko Haram à l’attention des Peuls.  Est-ce crédible ?

On évoque depuis des années une connexion entre Boko Haram et les Peuls. Aucune preuve solide n’a jusqu’à présent permis de l’étayer. On ne peut exclure des circulations d’hommes en armes. Brigands, voleurs de bétail, éleveurs et combattants djihadistes, et même militaires ou policiers…, les rôles peuvent changer. Des sources allèguent même que certaines communautés, par exemple parmi les Tiv majoritairement chrétiens de l’État de la Benue, dans le Sud du pays, ont recruté des anciens de Boko Haram comme mercenaires pour se protéger contre les éleveurs peuls. En tous cas pour le moment, rien ne prouve qu’un lien étroit existe entre Boko Haram et les éleveurs peuls. Ces derniers temps, certaines sources indiquent qu’un autre mouvement djihadiste nigérian, Ansaru, lié à Al-Qaïda, chercherait à recruter parmi les bandes de bandits, notamment peuls. Ce n’est pas parce que des éleveurs peuls se battent aux cris de « Allahu Akbar » qu’ils sont nécessairement djihadistes, et encore moins qu’ils sont liés à Boko Haram. Les soldats musulmans de l’armée nigériane crient aux aussi « Allahu Akbar » quand ils affrontent Boko Haram.

Quant aux « stages de brousse », il n’y en a pas trace. Je me demande bien quel est le profil de cet « humanitaire américain » rencontré par Bernard-Henri Lévy. Le Nigeria est un des terrains de déploiement d’un évangélisme américain ultra-missionnaire et violemment anti-musulman, qui n’est pas sans responsabilité dans la radicalisation d’une partie de l’Islam nigérian, précoce par rapport au reste de l’Afrique de l’Ouest. Le récit que colporte monsieur Lévy a depuis longtemps des relais aux États-Unis, en particulier dans les milieux évangéliques et républicains. Le papier de monsieur Lévy a d’ailleurs depuis été repris dans le Wall Street Journal, et il est salué avec enthousiasme par la droite chrétienne ultra et relayé par des gazettes et des sites américains et français comme aleteia.org ou Valeurs Actuelles.

Boko Haram est apparu dans l’État du Borno dans le Nord-Est du pays, et ne s’est jamais implanté de façon durable dans le reste du Nord. Le Nord-Est est un melting pot ethnique, et Boko Haram a recruté d’abord et surtout dans la communauté kanuri, mais aussi dans d’autres groupes, y compris parmi les peuls du Borno. Mais Boko Haram s’en est également pris aux éleveurs peuls, comme aux autres groupes possédant du bétail, qui est une des grandes richesses meubles (et in fine mobiles !) dans la zone. Des peuls ont d’ailleurs régulièrement affronté Boko Haram le fusil (ou l’arc) à la main. Il faut se garder d’une lecture simpliste des identités ethniques : elles ne sont jamais un donné, elles résultent de processus d’ethnicisation des rapports sociaux, auquel précisément monsieur Lévy apporte sa pierre.

Pourquoi avez-vous souhaité dénoncer la lecture de BHL ?

L’intervention de monsieur Lévy a suscité l’indignation de tous les chercheurs et journalistes qui connaissent un peu le dossier. Avec quelques collègues, nous avons rédigé une tribune dans Le Monde, nous avons essayé d’intervenir sur les réseaux sociaux. Au-delà du spectacle d’aventurier du dimanche et d’engagé à la va-vite que donne, en l’occurrence, monsieur Lévy, la lecture qu’il propose du problème est dangereuse. Certains responsables religieux et politiques chrétiens nigérians tentent de politiser la situation, non pas pour y apporter une solution, mais pour mobiliser un électorat et des réseaux dans et en dehors du Nigeria. Tout ceci est très sensible dans un pays à peu près partagé entre les deux communautés (et qui connaît, de façon significative, des controverses importantes sur la démographie et le décompte des communautés), dans un pays où le clivage religieux recoupe en partie des clivages ethnolinguistiques, économiques et politiques, dans un pays, enfin, où l’imaginaire est marqué par l’idée du génocide. La brutale guerre civile meurtrière du Biafra (1967-1970) a marqué durablement les esprits, même si elle s’est conclue par une réintégration remarquable des vaincus, sans représailles. Aujourd’hui, les histoires les plus improbables circulent, opposant musulmans et chrétiens : dans le Nord du pays, des rumeurs alléguaient un temps que les campagnes de vaccination contre la poliomyélite visaient en fait à stériliser la partie musulmane de la population pour contenir sa croissance démographique ; symétriquement, bien des chrétiens croient que l’État protège Boko Haram et envoie délibérément les soldats chrétiens à la mort dans le Borno, plutôt que les militaires musulmans. Les fake news sont un problème considérable dans l’espace public très tendu qu’est celui du Nigeria. Je ne sais pas pourquoi monsieur Lévy est allé se mêler de cette affaire, s’il est conscient ou non d’avoir été utilisé au service d’une cause douteuse. En tout cas, sa prise de position, loin d’aider à régler le problème, peut l’aggraver, faciliter sa transformation en un affrontement à plus grande échelle. Sa défense est faible : il affirme qu’il n’a fait que témoigner, dire ce qu’il a vu. Bien évidemment, un témoignage, ça se travaille, ça se construit, ça se recoupe. Et monsieur Lévy a accepté de se faire promener – dans tous les sens du terme – par quelques chrétiens militants, sans se donner la peine de parler véritablement à des Peuls, caricaturés dans son reportage en personnages mutiques, agressifs, prosélytes et même, pour faire bonne mesure, pro-nazis. Il existe pourtant des hommes politiques peuls ou des syndicats d’éleveurs avec lesquels on peut discuter facilement.

La solution d’une pression de la communauté internationale vous apparaît-elle, en l’état, pertinente ?

Tous les États gagnent à être sous examen national, mais aussi international – la réaction internationale très critique envers les violences policières en France est nécessaire et utile. Il faut cependant prendre en compte le contexte. Le Nigeria est un mastodonte démographique et économique, et le nationalisme nigérian est plutôt chatouilleux. Les autorités ne sont dans l’ensemble guère réceptives aux pressions internationales, car avec les ressources pétrolières du pays, elles peuvent se permettre de ne pas leur prêter attention. Les ONG de droits de l’homme nationales et internationales, et même les ONG d’urgence, sont régulièrement mises sous pression par les autorités. Elles n’en continuent pas moins, chacune à leur façon, un travail courageux, sérieux, soutenu, de plaidoyer, de critique, d’assistance aux victimes et aussi de dialogue, quand il est possible, avec les autorités. Dans une situation comme celle-là, pour espérer avoir un impact positif, il faut être soigneux, attentif à la complexité. L’intervention pour le moins cavalière de monsieur Lévy contribue à décrédibiliser aux yeux des autorités toute intervention internationale sur le dossier. C’est d’autant plus vrai que les autorités nigérianes mesurent l’importance du problème et ont tenté et tentent encore d’y remédier.
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