ANALYSES

Russie/Ukraine : vers une nouvelle escalade militaire ?

Interview
27 novembre 2018
Le point de vue de Arnaud Dubien


Suite aux incidents navals qui ont eu lieu dimanche 25 novembre autour du détroit de Kertch, entre la mer d’Azov et la mer Noire, entre forces russes et ukrainiennes, le parlement ukrainien a accepté la proposition du président ukrainien Petro Porochenko de placer une partie du pays sous le régime de la loi martiale. Comment analyser ces incidents russo-ukrainiens ? Va-t-on vers une nouvelle escalade militaire ? Le point de vue d’Arnaud Dubien, chercheur associé à l’IRIS, directeur de l’Observatoire franco-russe.

Dans quel contexte ont eu lieu dimanche dernier les incidents entre navires ukrainiens et russes au large de la Crimée ?

L’arraisonnement par les gardes-frontières russes de trois petits bâtiments de guerre ukrainiens en mer Noire, alors qu’ils se dirigeaient vers le détroit de Kertch afin de rejoindre la mer d’Azov, n’est que le dernier incident en date dans une relation bilatérale des plus tendues depuis 2014. Le conflit dans le Donbass n’est ni vraiment gelé – des accrochages s’y produisent régulièrement entre troupes de Kiev et séparatistes pro-russes – ni réglé diplomatiquement – les accords de Minsk signés en février 2015 ne sont pas vraiment appliqués, chacune des parties en faisant des lectures différentes et se renvoyant la balle.

D’autres dossiers ont récemment envenimé les relations ukraino-russes. D’une part, la décision du Patriarche de Constantinople d’accorder l’autocéphalie à l’Église orthodoxe ukrainienne est un véritable défi à la fois stratégique, historique et civilisationnel vu de Moscou. D’autre part, il y a l’affaire Sentsov, du nom de ce réalisateur ukrainien condamné en Russie pour terrorisme, qui a fait une grève de la faim de plus de 100 jours cet été, dont Kiev et les Occidentaux réclament la libération.

On pourrait également évoquer les nombreux contentieux commerciaux, en particulier sur le gaz, qui donnent lieu à de multiples actions devant les tribunaux européens. Plus récemment a surgi une nouvelle problématique liée à la mer d’Azov. L’inauguration du pont de Crimée au printemps dernier et l’adoption unilatérale par la Russie de nouvelles règles de passage plus contraignantes perturbent les exportations des ports ukrainiens de Berdiansk et Marioupol. Kiev, qui dit craindre un « étouffement » de sa façade maritime restante en mer d’Azov, avait déclaré vouloir renforcer son dispositif militaire dans la région. Il y a quelques semaines, les Russes avaient laissé passer un petit navire de guerre ukrainien par le détroit de Kertch ; cette fois-ci, ils ont arrêté manu militari deux patrouilleurs et un remorqueur, arguant que ces bâtiments se trouvaient dans les eaux russes, ce que Kiev ne peut admettre puisque cela reviendrait à reconnaître l’annexion de la Crimée par Moscou.

Quels sont les intérêts et la stratégie des Ukrainiens et des Russes dans cette affaire ?

Pour Moscou, il s’agit de réaffirmer sa prééminence dans les eaux autour de la Crimée, ainsi que dans le bassin de la mer d’Azov. Il y a aussi une profonde crainte pour la sécurité du pont de Crimée : les Russes sont convaincus que les Ukrainiens vont chercher à y conduire une action militaire ou de sabotage. Moscou cherche aussi probablement à se doter de nouveaux leviers d’influence sur Kiev afin d’obtenir des concessions sur un des nombreux contentieux mentionnés précédemment. En revanche, je ne pense pas que le Kremlin ait intérêt aujourd’hui à une escalade. On voit d’ailleurs qu’il cherche à minimiser la portée des incidents de dimanche.

L’Ukraine cherche pour sa part à signifier aux Russes et au monde que le dossier de la Crimée n’est pas clos. Il y a également une forte dimension politique intérieure. Le pays entre en campagne électorale, avec des élections présidentielles fin mars 2019 et législatives à l’automne prochain. Le président Porochenko, qui est mal en point dans les sondages, pratique une surenchère nationaliste dont il pense qu’elle lui permettra de se maintenir au pouvoir. Le président ukrainien a, semble-t-il, même été tenté de repousser la présidentielle à la faveur de l’introduction de la loi martiale ce 26 novembre. Il a cependant dû en limiter la portée géographique (10 régions seulement sont concernées sur 24) et la durée (30 jours, contre 60 envisagés initialement). Il est vrai que la ficelle était un peu grosse et que Porochenko n’aurait pas été suivi dans cette fuite en avant par les députés ni par les chancelleries occidentales.

Quelles peuvent être les conséquences de ces incidents ?

Il faudra suivre ce que les Occidentaux décideront dans les prochains jours. Ces derniers temps, on notait plutôt une volonté de l’administration américaine de lever le pied sur les sanctions : il était question d’un report du nouveau train de mesures prévu fin novembre, d’autant que les Russes s’étaient apparemment montrés très calmes dans le cyberespace durant la campagne des midterms. Comme souvent ces derniers mois, lorsque pointe timidement la perspective d’un relatif apaisement diplomatique, éclate aussitôt une crise inattendue. À ce stade cependant, il faut noter que Washington et les capitales européennes – tout en rappelant leur soutien à l’Ukraine et en exigeant la liberté de circulation par le détroit de Kertch – restent mesurés dans leurs réactions. La France et l’Allemagne ont proposé une médiation. Il faut espérer que Moscou et Kiev l’accepteront, mais l’optimisme n’est pas de mise à court terme. Il faut au contraire s’attendre à de fortes tensions au moins jusqu’à la fin 2019. À cette date pourrait même éclater une nouvelle « guerre du gaz » entre Moscou et Kiev puisqu’arrivera alors à échéance le contrat de transit décennal qui lie les deux pays.
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