ANALYSES

Frappes occidentales en Syrie, nouvelle étape dans le conflit ?

Interview
18 avril 2018
Le point de vue de Karim Pakzad


Vendredi 13 avril, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont procédé à des frappes aériennes en Syrie, contre des sites stratégiques du régime. L’offensive occidentale a été perçue comme une agression par les alliés de Bachar al-Assad, entraînant dans ce jeu de puissances, une plus grande affirmation de deux blocs, et augmentant les tensions. Ces bombardements marquent-ils une nouvelle étape dans le conflit syrien ? Pour nous éclairer, l’analyse de Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS.

 Comment analyser les réactions des alliés du régime syrien (Russie, Iran et Turquie), et du reste de la communauté internationale à propos des frappes occidentales ? Assiste-t-on à la formation de deux blocs dans le cadre du conflit syrien ?

La Russie, l’Iran et la Turquie ont réagi de façon différente. Les réactions de la Russie ont été plus véhémentes. Elle considère que « la Russie perd le peu de confiance qui existait entre elle et l’Occident […] et que la Russie et l’Occident se trouvent dans une situation plus dangereuse que pendant la guerre froide ». Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a déclaré au lendemain des frappes sur la BBC que « les Occidentaux, plus particulièrement les États-Unis et la Grande-Bretagne » ont fermé « les voies de communication et ont créé une situation dangereuse ».

En Iran, même si le Guide de la République islamique a qualifié les trois chefs d’État impliqués dans les frappes « de criminels », les réactions gouvernementales ont été plus mesurées. Mohammad Javad Zarif, le ministre des Affaires étrangères iranien, a même pris contact avec son homologue britannique, Boris Johnson, pour lui indiquer qu’« aucun pays n’a le droit de lancer des opérations militaires unilatérales punitives contre un autre pays en dehors des règles internationales ».

La Turquie se trouve, quant à elle, dans une situation délicate entre la Russie et l’Iran, ses deux nouveaux alliés, et l’Occident dont le pont n’a pas encore été coupé entièrement. Dans une première réaction, la Turquie a approuvé le bombardement contre les installations chimiques syriennes, puis quelques heures après, a déclaré sa neutralité entre les Russes et les Iraniens d’un côté, et ses trois partenaires au sein de l’OTAN.

Les divergences sur la Syrie et le régime de Bachar al-Assad entre la Russie et l’Iran d’un côté, et les États-Unis et l’Europe de l’autre, sont telles que nous pouvons parler effectivement de deux blocs. Quant à la Turquie, si elle fait désormais, et de plus en plus, partie de la troïka, elle a des intérêts et des objectifs distincts de ses deux partenaires, notamment sur l’avenir de Bachar al-Assad. Également, même si les Iraniens affirment au cours des discussions avec ses interlocuteurs qu’ils partagent la même vue que les Russes sur cette question, tout laisse à penser que Moscou est plus souple sur cette question que Téhéran. Quant aux divergences entre les Occidentaux, elles sont publiques : le président français a ainsi laissé entendre qu’il a œuvré auprès de Donald Trump pour que l’envoi des missiles sur les objectifs choisis ne soit pas interprété comme une action contre l’Iran et la Russie.

Quant à la réaction de « la communauté internationale » en dehors des pays concernés par les frappes, il existe un réel malaise. Devant le veto russe à une intervention militaire en Syrie, la France et ses deux alliés occidentaux ont pris la décision d’outrepasser le Conseil de sécurité de l’ONU. Emmanuel Macron a ainsi présenté une nouvelle interprétation de la « communauté internationale », déclarant pendant qu’il s’agissait d’une intervention menée « de manière légitime, dans un cadre multilatéral », ajoutant que « c’est la communauté internationale qui est intervenue ». Deux arguments discutables l’un et l’autre. En effet, il laisse à penser que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – même quand ils ne sont que trois sur cinq dans le cas présent – peuvent exprimer, y compris par des actions militaires, la volonté de la communauté internationale. Il a également évoqué la résolution 2118, en date du septembre 2013, sur l’interdiction de l’usage des armes chimiques qui laisse la possibilité au Conseil de sécurité de prononcer des sanctions si Damas ne respectait pas ses engagements en la matière. Mais, il ne s’agit pas de sanctions automatiques. En cas de violation du plan de désarmement, une deuxième résolution « sous chapitre VII de la charte de l’ONU » serait nécessaire. Ces arguments rappellent ceux de George W. Bush et de Tony Blair pour envahir l’Irak, même si les objectifs de ces deux interventions ne sont bien évidemment pas les mêmes.

Est-on entré dans une nouvelle phase du conflit syrien ? Une solution politique est-elle toujours possible ?

Une nouvelle étape de la guerre en Syrie vient d’être franchie, marquée par la victoire de plus en plus évidente du régime syrien face aux forces rebelles. L’une des étapes décisives pour les troupes de Bachar al-Assad a été la récente prise de la Ghouta orientale, zone proche de Damas. Ce territoire fut occupé par les forces rebelles et des organisations présentes majoritairement issues de mouvements jihadistes et salafistes. La reprise de la Ghouta libère une partie importante des forces militaires syriennes. D’ores et déjà, le débat se porte sur la prochaine cible de Damas, Deraa au sud de Damas, ou Idlib plus au nord.

Parallèlement, l’implication de l’Iran et de la Russie au côté de Bachar al-Assad est de plus en plus affirmée et présente. Dans le passé, les Iraniens n’étaient pas d’accord sur tous les points avec la stratégie de la Russie en Syrie. Les Russes ne faisaient pas du maintien de Bachar al-Assad leur objectif à tout prix, mais étaient intransigeants sur leur influence en Syrie. L’Iran apparaissait comme le plus solide allié du régime sur ce point. Cependant, tel que déjà mentionné, leurs positions se sont désormais rapprochées. Les deux alliés du régime syrien ont toujours exprimé leur attachement à une solution politique et d’autres initiatives comme celle d’Astana, en parallèle des pourparlers de Genève sous l’égide de l’ONU.

Mais aujourd’hui, la perspective d’une solution politique rapide s’éloigne, comme l’a affirmé le Kremlin au lendemain des frappes, suite à un entretien entre Vladimir Poutine et l’ayatollah Khamenei. C’est une réaction diamétralement opposée à celle du président français, Emmanuel Macron, qui pense que ces frappes de « représailles » vont déboucher vers une solution politique.

Cela étant, la différence d’approche sur la Syrie entre la France et les États-Unis existe toujours également. Pour répondre indirectement au président français qui a laissé entendre qu’il a fait changer la position de Donald Trump sur la Syrie pour que les États-Unis ne retirent pas ses forces présentes en Syrie, la Maison-Blanche a confirmé que Washington aller le faire « le plus rapidement possible » du pays.

Après sa victoire dans la Ghouta orientale, le président syrien, va par ailleurs certainement pousser son avantage sur le terrain, ce qui recule d’autant la perspective d’une solution politique. Celle-ci ne serait d’ailleurs possible qu’en la présence d’une opposition forte et crédible. Or, ce qu’on appelle « l’opposition modérée » constitue une partie infime des rebelles au sein desquelles les jihadistes et des forces salafistes sont majoritaires, ce qui ne facilite pas la position occidentale.

La Syrie reste vitale pour la Russie, comme point d’appui pour son retour sur le plan international ainsi qu’au Moyen-Orient. Il serait ainsi très peu probable que les Russes changent leur stratégie à la suite de ces bombardements. Poutine pourra peut-être abandonner Bachar al-Assad au terme d’une solution politique, mais il ne se risquerait pas à délaisser le régime actuel. Cette guerre semble pour l’instant être remportée par la Russie, marquant son retour sur la scène internationale grâce à son réalisme. D’autant que face à l’avancée militaire des troupes de Damas et l’arrêt de l’opposition, le camp occidental ne s’est pas réellement préparé à apporter une solution politique. Et jusqu’alors, les nombreuses discussions au sein de l’ONU, le processus de Genève ou la mise en place de cessez-le-feu n’ont pas pu influer sur le cours du conflit.

Les conséquences de ces frappes aggravent finalement davantage les relations entre les pays occidentaux et les alliées du régime syrien, et surtout freinent la volonté de la France de jouer un rôle de médiateur au Moyen-Orient, que ce soit au sein du conflit syrien, ou bien plus largement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, ou entre Beyrouth et Riyad.

Au lendemain des frappes occidentales, le régime syrien a annoncé avoir entièrement repris l’enclave rebelle de la Ghouta orientale. Est-ce à dire que les frappes n’ont pas eu d’impact sur la stratégie syrienne et de ses alliés ? Où en est-on des forces en présence sur le territoire syrien ?

Évidemment, le régime syrien, même avant les frappes, avait totalement repris la Ghouta orientale. Cette offensive va sûrement permettre à l’armée syrienne de déployer une stratégie de plus grande ampleur pour continuer dans cet élan de reprise de territoires, les rebelles étant toujours présents dans certaines régions. Le régime syrien a compris que ces frappes de représailles n’avaient pas comme objectif de changer stratégiquement le rapport des forces en présence et qu’elles étaient destinées essentiellement à crédibiliser la position occidentale en envoyant un signal à la Russie. Quant à l’Iran, il semblerait que son gouvernement soit davantage préoccupé par la réaction israélienne que par les frappes françaises. Des informations contradictoires en provenance de la Syrie font d’ailleurs état d’un bombardement israélien sur des bases iraniennes en Syrie au lendemain des frappes occidentales.

À l’heure actuelle, le plus grand groupe d’opposition au régime n’est plus Daech ou d’autres organisations jihadistes salafistes, mais bien les Kurdes syriens n’ayant pas la même position que les autres organisations mentionnées vis-à-vis du régime syrien. Récemment, à Afrine, des soldats syriens ont porté soutien aux combattants kurdes, cibles de l’armée turque. Des organisations salafistes telles que Jaych al-Islam et Faylaq al-Rahmane, soutenues par l’Arabie saoudite, ont été vaincues à la Ghouta et ont ensuite été évacuées vers Idlib, la province du Nord, très peuplée, où l’ex al-Nosra (affiliée à Al-Qaïda) est présente en force. Des poches de rébellion moins importantes, y compris Daech, existent également au sud de Damas, à Deraa.

Ainsi, plusieurs conflits se déroulent en Syrie au même moment. Aujourd’hui, même si des élections s’organisaient en Syrie sous l’égide de l’ONU, il serait peu probable que le régime de Bachar al-Assad soit perdant. Cette perspective aggrave la situation actuelle et explique d’une certaine manière les récents bombardements occidentaux souhaitant affaiblir le régime en place.
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