ANALYSES

Intelligence artificielle : le leadership américain en question

Tribune
10 novembre 2017


« Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maître du monde », déclarait Vladimir Poutine à propos de l’intelligence artificielle (IA), le 1er septembre dernier. La formule a fait grand bruit aux États-Unis, où l’on observe avec crainte le développement spectaculaire de l’IA, non seulement en Russie, mais surtout en Chine.

Sur Twitter, Elon Musk, PDG de Space-X, n’a pas tardé à réagir à la sentence russe : « Chine, Russie, bientôt de futures puissances informatiques. La lutte entre nations pour la supériorité en IA causera probablement la Troisième Guerre mondiale. » Le milliardaire américain a très tôt fait part de ses inquiétudes quant à l’utilisation militaire de l’IA. Dès 2015, il a d’ailleurs fondé OpenAI, un centre de recherche sur l’IA, dans le but de développer l’intelligence artificielle « au bénéfice de l’humanité ».

Il s’avère cependant qu’une large part des investissements liés à l’IA dans le monde sont à visée militaire. En juillet 2017, le fabricant d’armes Kalachnikov annonçait ainsi le développement de Soratnik, une arme autonome utilisant un réseau de neurones, capable de détecter une cible et d’agir sans contrôle humain, en « choisissant » d’éliminer ladite cible ou non. Ce petit char blindé serait susceptible d’accueillir un arsenal complet : mitrailleuses, canon, missiles anti-aériens… Depuis 2015, un engin autonome est déjà utilisé par les Russes en Syrie : le Platform-M, un robot autonome de reconnaissance et de déminage.

Inquiétudes américaines

Le développement exponentiel de l’IA militaire inquiète particulièrement le gouvernement américain, qui craint qu’à terme le leadership de ses forces armées ne soit menacé. Le 1er novembre 2017, Eric Schmidt, président exécutif d’Alphabet (société mère de Google) et directeur du Defense Innovation Advisory Board du Département de la Défense américaine, mettait en exergue le risque, pour les Etats-Unis, de perdre la première place dans le domaine de l’IA.

Pour l’ancien PDG de Google, « l’intelligence artificielle est la nouvelle frontière »[1], autrement dit, le nouvel espace sur lequel les États-Unis doivent imposer leur suprématie. En reprenant à son compte la théorie de l’historien américain Frederick Jackson Turner (1893)[2], qui faisait de la « frontière » un élément central de l’identité américaine, au moment où s’achevait la conquête de l’Ouest, il sous-entend que, si les États-Unis ne se rendent pas maîtres et possesseurs de ce nouvel espace de conquête, leur identité et leur supériorité seront menacées.

Les pesanteurs bureaucratiques

Eric Schmidt exhorte, par conséquent, le Département de la Défense à investir massivement dans ce champ de recherche pour rattraper son retard. Et pour cause, les cadres de l’armée américaine sont fortement attachés à la surveillance humaine et ont largement délaissé les recherches en IA. Le problème, explique Schmidt, en matière d’intelligence artificielle, c’est que cinq, dix, voire trente années s’écoulent entre le lancement du projet et le moment où il est effectivement achevé et opérationnel. Il y a donc urgence.

Selon toute vraisemblance, le Département de la Défense ne peut pas mettre en place, seul, un tel programme de recherche-développement, encore moins dans un délai raisonnable. Dès lors, la meilleure solution, pour le gouvernement, serait de s’appuyer sur les firmes innovantes du secteur privé. Une autre difficulté se présente alors : en temps de paix ou, du moins, de menace limitée, rien n’incite la bureaucratie ministérielle à s’adapter rapidement et à faire évoluer ses méthodes de travail : « Les principaux membres du Département comprennent cette nécessité [de faire appel à des entreprises privées pour développer l’IA]. Le problème, c’est que chacun, individuellement, peut comprendre quelque chose, mais ils ne peuvent agir collectivement. Vous devez leur trouver des moyens, pour qu’ils trouvent des ressources, etc. Si nous étions en guerre contre un adversaire majeur, je suis certain que les règles seraient différentes. Pour lors, les procédures de planification prennent trop de temps. »

La montée en puissance chinoise

Pendant ce temps, les Chinois mènent un programme colossal de développement de l’IA[3] dans le domaine commercial et militaire avec, en figure de proue, le géant du numérique chinois, Baidu. Leur objectif est de rattraper les États-Unis dès 2020, de les dépasser en 2025 et, enfin, d’imposer la Chine comme le leader mondial de l’industrie de l’IA, à l’horizon 2030. De fait, ils sont sur la bonne voie et bénéficient, de surcroît, d’importants transferts technologiques en provenance des États-Unis. En janvier 2017, l’ancien vice-président de Microsoft, Qi Lu, a d’ailleurs été nommé directeur opérationnel de Baidu, en charge du développement du programme IA.

Si les États-Unis veulent garder le leadership en la matière et leur place de première puissance militaire mondiale, leurs efforts devront nécessairement se concentrer sur la recherche en IA. À mesure que se multiplient de nouveaux espaces à forts enjeux sécuritaires et stratégiques, hostiles à l’homme (espace extra-atmosphérique, milieux sous-marins, cyberespace…), l’intelligence artificielle devient une ressource militaire incontournable.

Face aux avancées technologiques chinoises, c’est davantage la capacité des États-Unis à demeurer un modèle politique et axiologique qui est mise en question : « N’étions-nous pas, naguère, ceux qui allaient exploiter toute cette technologie pour améliorer l’exceptionnalisme américain ? », demande Eric Schmidt aux représentants du Département de la Défense, comme pour mieux souligner que le lien qui unit le sentiment de « supériorité morale et politique » des Américains et leur avance technologique est sur le point d’être rompu.

[1] https://www.defense.gov/News/Article/Article/1360302/america-in-danger-of-losing-lead-in-ai-innovation-board-chair-says/
[2] Jean-Michel Durafour, « “Cette frontière qui battait sans cesse en retraite” : Turner et le cas américain », Cités, n°31, 2007, p. 47-58.
[3] Voir Edward Tse, « Inside China’s quest to become the global leader in AI », Washington Post, 19.10. 2017. URL :
Sur la même thématique