ANALYSES

Élections municipales en Turquie : le pouvoir mis au défi

Interview
3 avril 2019
Le point de vue de Didier Billion
 



Dimanche 31 mars se sont tenues les élections municipales en Turquie. L’occasion d’une évaluation des rapports de forces politiques. Même si encore incomplets, les résultats montrent ainsi une mobilisation en faveur des partis de l’opposition dans plusieurs villes importantes. Comment analyser ces élections ? Quelle est leur portée sur la politique nationale ? Éclairage par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

La campagne des élections municipales en Turquie a été nationalisée par Recep Tayyip Erdogan, notamment via une quasi-exclusivité médiatique. Quels étaient les enjeux de ces élections locales pour le Parti de la justice et du développement (AKP) et le président Erdogan ?

Recep Tayyip Erdogan a en effet opéré un choix politique important en nationalisant ces élections locales et en leur donnant une portée dépassant radicalement les enjeux strictement municipaux. On l’a vu se déployer à travers tout le pays, multiplier les meetings – une centaine au total – ainsi que les interventions médiatiques. Ces interventions furent toutes marquées par une très préoccupante agressivité à l’égard de ses opposants, et donc par sa volonté de systématiquement cliver et polariser la société turque. Il n’a, par exemple, cessé de systématiquement accuser les partis d’opposition d’être les complices des terroristes et de faire le jeu du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

En adoptant ces postures, le président turc a commis plusieurs erreurs : d’une part, en nationalisant ces élections, il prenait le risque que la moindre perte d’une ville importante soit interprétée comme un signe de défiance à son égard et à celui de son parti. D’autre part, l’agressivité portée à son paroxysme contre les partis d’opposition risquait de détacher une partie de l’électorat de l’AKP, inquiet des dérives à l’œuvre depuis plusieurs années.

Cette tactique, assumée par le président Erdogan, ne s’est certes pas totalement retournée contre lui, mais les résultats marquent très probablement l’ouverture d’une nouvelle séquence politique pour l’AKP, Ankara et Istanbul étant notamment tombées dans l’escarcelle de l’opposition. Ainsi, après dix-sept années au pouvoir au cours desquelles le parti au pouvoir a systématiquement remporté les 12 scrutins électoraux, locaux, législatifs, présidentiels et référendaires, l’AKP perd symboliquement des villes d’une très grande importance. La stratégie utilisée par Recep Tayyip Erdogan peut donc se retourner contre lui.

S’il s’agit d’un avertissement politique, n’allons cependant pas trop vite en besogne et sachons mesurer la portée réelle du résultat de ces municipales, sans leur donner un sens plus important qu’elles n’en ont en réalité. L’AKP demeure le parti qui domine l’échiquier politique en Turquie.

Comment expliquer cette situation, que vous caractérisez donc comme l’ouverture d’une nouvelle séquence politique ?

Il est tout d’abord nécessaire de se replacer dans un contexte économique pour le moins dégradé. Depuis 2002, les bons résultats économiques expliquaient les succès électoraux dont pouvait se prévaloir l’AKP. Or, depuis maintenant plus d’un an, la Turquie est frappée par de préoccupantes turbulences économiques : taux de croissance en diminution – en 2018, il n’était que de 2,6 %, une baisse sensible par rapport aux années antérieures –, dépréciation considérable de la lire turque par rapport au dollar, hausse de l’inflation – environ 20 % – et du taux de chômage – autour de 13,5 %. Tous ces éléments portent préjudice à l’AKP, qui, à l’inverse des années précédentes, est désormais aussi perçu comme responsable de ces mauvais résultats. Une partie de son électorat, captée et fidélisée en raison de ces impressionnants progrès économiques, s’est donc aujourd’hui éloignée de lui.

On doit aussi noter que malgré la stratégie liberticide mise en œuvre par R. T. Erdogan depuis plusieurs années, et tout particulièrement depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016, une partie de la société turque n’a pas baissé la tête et est toujours mobilisée contre la politique menée par le président. L’AKP possède encore, indéniablement, une base sociale et électorale importante, mais cette nouvelle séquence indique qu’il y a un début d’effritement. C’est aussi sur cette formidable énergie politique de la société turque que les partis d’opposition devront s’appuyer dans les mois et les années à venir pour espérer remporter de nouvelles victoires.

En remportant les municipales dans ces grandes villes symboliques, les partis de l’opposition sont face à des défis considérables. Non seulement parce que ce n’est pas la fin programmée de l’AKP –qui reste le premier parti de Turquie –, mais surtout parce que ces partis d’opposition – principalement le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), allié en la circonstance à un nouveau parti sur la scène politique, le Bon parti (IP, nationaliste) – doivent faire leurs preuves. Leur alliance est fragile et doit être renforcée s’ils souhaitent mener d’autres combats électoraux victorieux. Notamment – c’est leur principal défi –, il est impératif qu’ils approfondissent leur programme et qu’ils ne se contentent plus d’être des opposants pavloviens à R. T. Erdogan. Ils doivent désormais faire la preuve de leur capacité à proposer une politique alternative à celle de l’AKP. C’est uniquement à ces conditions que la nouvelle séquence politique ouverte par ces municipales pourra se concrétiser par d’hypothétiques victoires lors de prochaines échéances électorales. La conjoncture politique et le fait que les prochaines élections législatives et présidentielles ne se tiendront qu’en 2023 leur offrent une opportunité en ce sens.

Pour autant, le pouvoir désormais présidentialiste est fermement tenu par R. T. Erdogan, l’AKP demeure le parti dominant à l’Assemblée nationale et dans bon nombre de grandes villes. Malgré les pertes symboliques d’Ankara et Istanbul, il ne faut pas sous-estimer ces paramètres essentiels.

Le vote kurde constitue-t-il un enjeu dans ce type de scrutin ?

Bien sûr, parce que la question kurde est le défi principal de la société turque : tant que cette dernière ne sera pas réglée politiquement, la démocratie ne pourra pas être considérée comme parvenue à son terme dans ce pays. C’est donc un enjeu fondamental.

Contrairement à ce que pensent Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement, la question kurde ne peut être réduite à la seule question du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation qualifiée de terroriste, qui bien sûr reste aussi un paramètre important. Est en effet présent sur l’échiquier politique le Parti démocratique des peuples (HDP), systématiquement accusé par R. T. Erdogan d’être le complice et la vitrine légale et politique du PKK. S’il existe des liens entre le HDP et le PKK, leur logiques politiques respectives sont très différentes : l’un se situe dans un combat militaire, que l’on peut qualifier à certains égards de terroriste, l’autre s’inscrit dans une logique politique parlementaire légale.

Or, au cours des dernières semaines, les militants et les cadres du HDP ont été soumis à des pressions de forte intensité, avec notamment l’arrestation de plusieurs dizaines de ses responsables. Cela indique l’importance accordée à cette question par le gouvernement, qui, malheureusement, a choisi la voie du tout répressif.

Pour autant, il faut souligner la maturité politique du HDP. Considérant n’avoir aucune chance de remporter des municipalités dans la partie centrale et occidentale du pays, il a décidé de ne pas y présenter de candidat, en exprimant clairement son objectif de tout faire pour battre R. T. Erdogan et les candidats de l’AKP. Ainsi, les grandes villes qui ont été conquises par l’opposition ne l’auraient pas été si le HDP avait présenté des candidats, puisqu’il s’agit d’élections à un tour et que la division des partis d’opposition aurait alors automatiquement favorisé l’AKP. La maturité politique dont a fait preuve le HDP à cette occasion est hypothétiquement porteuse de convergences entre les différents partis d’opposition à l’avenir. Pour autant, la situation ne porte guère à l’optimisme sur cette question : les affrontements réguliers entre l’armée et le PKK se poursuivent sur le sol turc et la situation en Syrie ne prédispose pas à la recherche d’une solution politique.
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