ANALYSES

Fusion-acquisition dans le secteur agricole : vers une plus grande instabilité alimentaire ?

Interview
8 juin 2016
Le point de vue de Sébastien Abis
Le secteur de l’agroalimentaire et de l’industrie pharmaceutique et chimique connait une dynamique de fusion–acquisition particulièrement forte actuellement. Quels sont les enjeux d’une telle concentration dans le domaine de l’agriculture ?
Deux précisions pour commencer. Le secteur agricole n’échappe pas à la mondialisation, à la globalisation des échanges et à la concentration des opérateurs qui cherchent à se regrouper pour être plus forts et plus équipés pour précisément jouer sur un terrain à dimension planétaire. Ensuite, je tiens à souligner la différence entre l’agro-alimentaire et le pharmaceutique. Si les deux secteurs sont essentiels pour la vie humaine, le premier est totalement dépendant de la géographie, du climat et de la bonne fluidité des opérations tout au long d’une chaîne alimentaire qui s’étire dans l’espace et dans le temps. Dans le cas de l’industrie pharmaceutique et chimique, il est possible d’augmenter les productions en investissant davantage et en accroissant les cadences de travail. En agriculture, les capitaux et les hommes sont nécessaires, mais ne perdons jamais de vue la très grande spécificité du secteur agricole : il reste climato-dépendant. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour faire progresser les productions, ni en quantité, ni en qualité. Les produits du sol viennent aussi du ciel !
Maintenant, de quoi parlons-nous ici ? Des dynamiques dans le secteur particulier de l’agrochimie, qui appartient à la fois au monde des affaires et de l’industrie, mais aussi à celui de l’agriculture au sens large, c’est-à-dire qu’il est lié à la vie de centaines de millions d’agriculteurs dans le monde. Depuis 2014, l’agrochimie cherche à s’adapter d’un côté à un contexte international de plus en plus concurrentiel et de l’autre à un marché marqué par une baisse significative des prix des matières premières. Comme la logique de ces groupes agro-chimiques est capitalistique, la rentabilité rapide des investissements et la croissance des revenus dominent dans les stratégies de ces acteurs. Pour contrer une situation défavorable, ils se rapprochent et cherchent à fusionner pour ne pas s’affaiblir séparément. En somme, rien de bien nouveau sous le soleil de l’économie libérale ! Sauf qu’ici, les quelques multinationales agro-chimiques détiennent des positions dominantes qui déstabilisent parfois, pour ne pas dire très souvent, les conditions dans lesquelles doivent évoluer les petits agriculteurs de la planète. Ces derniers sont près de deux milliards tout de même. Socio-démographiquement, cela pèse donc d’un poids conséquent. Economiquement, ils ne sont cependant pas gagnants de cette hyper-concentration dans le secteur agro-chimique. Ressources naturelles, mécanismes de fixation des prix, opportunités de marché, matériel agricole, utilisation des données informatiques (big data), et bien entendu intrants et semences…les géants de l’agrochimie contrôlent pas mal de choses ! Ils définissent les règles et limitent dans de nombreux pays le droit des agriculteurs. S’il convient de ne surtout pas les diaboliser, car ils apportent aussi des solutions et des moyens pour la mise en œuvre d’itinéraires agricoles plus performants et plus résistants face aux aléas météorologiques, il convient de s’interroger sur les risques d’une trop grande concentration dans le secteur de l’agrochimie.

Concrètement, quelles sont les fusions-acquisitions en cours ?
Elles concernent les six premières entreprises agro-chimiques mondiales, à savoir par ordre décroissant de puissance économique Syngenta (Suisse), Bayer (Allemagne), BASF (Allemagne), Dow, Monsanto et Dupont (Etats-Unis). Leurs chiffres d’affaires se comptent en milliards de dollars. Ce ne sont pas des petites entreprises, ce sont de véritables multinationales comportant des dizaines de filiales spécialisées et opérant aux quatre coins du globe. Généralement, les opinions publiques, notamment en Europe, ne connaissent que la firme américaine Monsanto, et ignorent la composante agricole des deux groupes allemands que sont Bayer et BASF. Il faut ici mentionner que sur le seul créneau des semences et des biotechnologies, c’est d’ailleurs Monsanto qui domine le monde, et de très loin, suivie de Dupont. En France, le groupe Limagrain, basé en Auvergne, spécialisé dans les semences de grandes cultures, possède également une taille internationale et réalise des performances économiques notables, souvent méconnues. C’est pourtant le premier boulanger industriel français avec la marque Brossard. A la différence des multinationales citées plus tôt, il faut insister sur le fait que Limagrain est un groupe coopératif agricole, créé et dirigé par des agriculteurs. Son actionnariat est donc constitué d’agriculteurs adhérents de la coopérative.
Ces dernières années, Syngenta a privilégié ses investissements et ses recherches sur le créneau de la chimie, tandis que Monsanto lui le faisait sur les semences et les biotechnologies. Dans le contexte global décrit précédemment, une offre de rachat de Syngenta par Monsanto avait été formulée en mai 2015, sans résultat, suivie d’une seconde en juin, qui sera encore rejetée. En novembre, c’est au tour de ChemChina (China National Chemical) de se déclarer motivé par le rachat de la firme suisse. Syngenta annoncera en février 2016 qu’elle est rachetée par ChemChina pour 40 milliards d’euros environ, après l’accord du conseil d’administration du groupe helvétique. Cela dit, l’opération reste dans l’attention de l’approbation de la Commission des offres publiques d’acquisition (OPA) et la période de l’offre vient le 24 mai dernier d’être prolongée jusqu’au 18 juillet 2016.

En quoi ce rachat de Syngenta par Chemchina traduit-il un activisme croissant de la Chine ?
Il importe de noter que ChemChina est un conglomérat dirigé par un membre du Parti communiste et qui est présent dans des branches d’activités diversifiées : la chimie, les fertilisants, le raffinage de produits pétroliers ou encore les pneumatiques. En 2006, ChemChina avait fait l’acquisition d’une filiale du groupe français Rhône-Poulenc spécialisé dans la nutrition animale, puis, en 2010, était devenu actionnaire majoritaire de Makhteshim Agan Industries, une société israélienne de pesticides. Le groupe se développe donc à l’international, tout comme l’entreprise chinoise Cofco le fait dans le négoce des matières premières et des céréales et que de multiples investisseurs de Chine s’activent aux quatre coins du monde pour louer ou acheter des terres agricoles. Si l’Australie, l’Afrique et le Canada sont dans le viseur, l’actualité récente a révélé que des opérations étaient en cours en France, pays dont les terres céréalières sont parmi les meilleures de la planète. Comme la Chine doit construire sa sécurité alimentaire en sortant de plus en plus de son territoire, de tels mouvements, soit d’acquisition dans l’agrochimie, soit dans le commerce ou alors dans l’achat foncier, devraient voir leur fréquence augmenter. Il est certain que si l’accord entre Syngenta et ChemChina était entériné, c’est un fleuron de l’économie suisse et une entreprise majeure du continent européen qui passerait sous contrôle de la Chine.

Monsanto a-t-il perdu la bataille ? Quelles sont les retombées de telles fusions dans l’agrochimie ?
En coulisses, Monsanto semble s’activer pour contrer cette OPA (le Congrès américain évalue l’impact de ce rachat sur sa sûreté nationale car certains produits chimiques seraient concernés par les dispositifs anti-terroristes). Mais le groupe américain traverse une période difficile. Ses résultats économiques sont en baisse, un plan de restructuration de ses activités est lancé, provoquant une suppression de nombreux emplois et de plusieurs sites. Le méga-deal entre Syngenta et ChemChina s’explique-t-il aussi par la volonté de la firme helvétique de ne pas s’associer à Monsanto dont la réputation est controversée ? Toujours est-il que le secteur est en pleine ébullition. Ce sont en effet désormais les deux géants allemands, BASF et Bayer, qui se lancent dans un scénario de rachat de Monsanto. Cette dernière a refusé le 24 mai dernier l’offre de Bayer mais les discussions sont loin d’être terminées. A cela s’ajoute la fusion entérinée en décembre 2015 entre Dow et Dupont, qui désormais pèse un poids colossal. Plus de 100 000 salariés, une valeur de 130 milliards de dollars en bourse, un chiffre d’affaire de 90 milliards de dollars : voilà quelques chiffres pour se rendre compte de la puissance de DowDupont. Néanmoins, une fusion entre Monsanto et Bayer assurerait une puissance encore supérieure à celle-ci. Surtout, si ces fusions venaient toutes par se concrétiser, elles consacreraient une hyper-domination de trois méga-firmes de l’agro-chimie (Syngenta-ChemChina ; DowDupont ; Bayer-Monsanto) sur un secteur agricole déjà caractérisé par des rapports entre dominants et dominés, qui sont anciens et rarement équitables. Toutes ces dynamiques concourent à rappeler, pour ceux qui l’ignorent, que l’agriculture, et donc la sécurité alimentaire, sont bien présents dans les enjeux stratégiques locaux, nationaux et internationaux. Le monde agricole appartient pleinement à ce siècle qui ne sera pas uniquement celui de l’immatériel et du tertiaire.
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