ANALYSES

Le mouvement « Nuit Debout » peut-il avoir un avenir sans se structurer politiquement ?

Interview
7 avril 2016
Le point de vue de Eddy Fougier
Un nouveau mouvement de contestation qui semble spontané occupe la place de la République à Paris depuis le 31 mars et rencontre un certain succès. Quels sont les modes d’actions, les modèles et les codes qui inspirent ce mouvement ? Quelle est la dynamique actuelle du mouvement, notamment quant à son exportation dans d’autres villes de France, voire à l’étranger ?
Le mouvement « Nuit debout » n’est peut-être pas si spontané que cela. C’est le magazine de gauche radicale Fakir qui est à l’origine de ce rassemblement régulier sur la place de la République. Pour le moment, il réunit plusieurs milliers de personnes chaque soir, s’étend dans plusieurs villes en France et, à priori, aussi en Europe. Son succès dépendra de sa durabilité.
Les modalités d’action sont assez traditionnelles. Elles retracent la naissance de la démocratie à travers moult assemblées générales et citoyennes qui débattent à la fois de l’avenir du monde et du mode d’organisation propre au mouvement. Il s’agit de définir un cadre pour déterminer comment prendre des décisions, dans une logique que l’on peut retrouver dans d’autres types de mouvements, à savoir la logique d’horizontalité. Celle-ci refuse la structuration, l’identification d’un porte-parole, d’une doctrine, d’un programme bien établi et prône l’égalité entre les différentes personnes en termes notamment de temps de parole et d’idées.
Quant à la dynamique du mouvement, on peut d’ores et déjà être surpris que l’appel au rassemblement ait fonctionné. Il y a eu cette manifestation du jeudi 31 mars dernier et ce rendez-vous qui invitait les participants à se retrouver place de la République. Cela avait déjà étonné les organisateurs. Puis le mouvement a duré au-delà du week-end et continue chaque soir malgré la pluie occasionnelle, la présence des forces de l’ordre et parfois de groupes d’extrême-droite. La contestation s’exporte à la fois en province – dans une quarantaine de villes – et, à priori, en Belgique, à Berlin et en Espagne alors même qu’on considère les membres de Nuit Debout comme des Indignados à la française.
Il y a donc certainement une dynamique. Il faut voir comment elle va s’inscrire dans le temps. Le fondement légal de l’occupation de la place de la République expirera le 9 avril prochain. Il sera donc intéressant de voir ce qu’il en adviendra après. Y aura-t-il toujours des rassemblements, illégaux éventuellement ? Y aura-t-il des tensions avec les forces de l’ordre et les autorités ? Y aura-t-il des éléments violents ? Ce n’était jusqu’alors pas le cas. Le pacifisme contribue à la sympathie qu’inspire le mouvement auprès des curieux, des médias et de certains politiques. Cela pourrait évoluer si des éléments violents venaient se greffer sur cette dynamique.

L’occupation populaire de l’espace public est rarement synonyme de conquête politique. Pourquoi une telle difficulté à traduire la sagesse collective des citoyens en projets politiques ?
C’est une grande interrogation. Tous les mouvements de protestation que l’on a pu connaitre jusqu’à présent, des printemps arabes jusqu’à la place Maïdan, en passant par la Bulgarie et Hong-Kong, connaissent cette difficulté. Ce sont souvent des personnes qui rejettent la façon dont la politique traditionnelle est menée, les partis politiques de gouvernement, et qui veulent influencer le système politique sans y participer. Cette attitude rappelle le fameux slogan des altermondialistes « changer le monde sans prendre le pouvoir » qui est compliqué à mettre en place de façon concrète. Comment changer le système politique uniquement en se rassemblant sur une place, sans passer, à un moment donné, par le jeu politique, politicien voire par le jeu électoral ?
L’Espagne est certainement l’exception à la règle. Podemos, qui a été créé en 2014, 3 ans après l’occupation de la Puerta del sol, s’inspire de la philosophie des indignés. Or c’est toute la difficulté que l’on connait à ces mouvements. A un moment donné, une structure politique cherche à récupérer leur vision du monde parce que les mouvements d’occupation refusent toute structuration et toute compromission avec le système politique. La question qui se pose est donc comment changer le système politique sans y participer d’une manière ou d’une autre ?

En n’offrant pas de reconnaissance ni de débouchées aux mouvements pacifiques citoyens, le système politique ne s’expose-t-il pas à l’émergence de modes de contestation plus radicaux ?
On perçoit aujourd’hui, en France ou ailleurs, la volonté des citoyens et de la société civile de remettre en cause les partis traditionnels, l’application de la politique actuelle caractérisée par l’omniprésence du marketing, de la communication et du politiquement correct. D’un certain point de vue, il s’agit d’« ubériser » la politique. En France, ces revendications s’expriment à travers plusieurs initiatives, depuis le début de l’année, comme « LaPrimaire.org » qui vise à identifier un candidat citoyen à travers une primaire ouverte, ou encore « La Transition » qui tente aussi de faire émerger un candidat à la présidentielle qui ne provient pas du sérail politique.
Nuit Debout entre peut-être dans ce contexte là où il s’agit d’inciter une partie de la population, notamment les jeunes, à s’intéresser à nouveau à la politique au sens large du terme, soit au collectif et à la manière d’envisager le vivre ensemble. Il y a aussi le souhait d’influencer les échéances électorales à venir. La difficulté est que le système politique est plutôt fermé. Récemment, la possibilité pour des candidats de se présenter à la présidentielle a été cadenassée avec des obstacles supplémentaires. Je ne dis pas que cela va favoriser des mouvements extrémistes ou une violence politique mais ce n’est pas forcément le bon message à envoyer aux citoyens ou à la société civile.
On peut plutôt envisager une sortie du système politique à l’image du modèle zadiste qui cherche à créer des communautés alternatives pour rompre avec la société. A partir du moment où vous ne pouvez pas changer le jeu, les zadistes proposent d’en sortir. La fermeture du système politique peut ainsi, plutôt que de provoquer des violences, entraîner des exit options, soit des situations dans lesquelles les personnes décident de sortir du système politique : certains refusent de voter tandis que d’autres créent des communautés alternatives comme c’est le cas pour les Zones à défendre passées et présentes.
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