ANALYSES

Irak : où en est la situation politique et militaire ?

Interview
24 mars 2016
Le point de vue de Karim Pakzad
Vous revenez d’un séjour en Irak où vous avez rencontré des hauts dirigeants irakiens. Quel est l’état d’esprit actuel des dirigeants irakiens sur la situation politique du pays ? Quel est l’impact de la mobilisation engagée par Moqtada Sadr, le chef politique chiite, contre la corruption et pour les réformes, sur celle-ci ?
Effectivement, l’Irak traverse actuellement une crise politique qui pourrait déboucher sur des réformes fondamentales. Il faut tout d’abord rappeler que l’origine de la crise est ancienne. Elle remonte à la mise en place de nouvelles institutions et de la nouvelle Constitution à la suite du renversement du régime de Saddam Hussein. Dans un Irak multi confessionnel et multi-ethnique, le nouveau pouvoir devait prendre en compte la représentation des différentes communautés au sein d’un gouvernement conduit par la majorité chiite. Mais les partis politiques qui se sont finalement partagés le pouvoir n’étaient pas réellement préparés à son exercice et n’avaient pas la capacité de surmonter les défis économiques, politiques, sociaux, ainsi que la lutte contre le terrorisme d’« Al Qaïda en Irak », l’ancêtre de l’Etat islamique (Daech). L’augmentation inattendue du prix de pétrole jusqu’à la fin 2014 (de 45 à 50 milliards par an de revenus) a favorisé la corruption, alors que les services publics restaient délabrés. « L’Irak ne savait pas comment dépenser son argent à l’époque », selon mes interlocuteurs gouvernementaux.
On attribue cette situation à la façon dont l’ancien premier ministre Nouri al-Maliki a géré le pays. Mais c’est en réalité le système de gouvernance qui en est à l’origine. Si la contestation populaire et la demande de réformes ont commencé au lendemain des printemps arabes, c’est seulement depuis le milieu de l’année 2015 que le mouvement a pris de l’ampleur. Ce sont des forces laïques, communistes et jeunes qui ont engagé la contestation mais le soutien apporté par la haute autorité chiite l’a considérablement renforcée. Depuis quelques temps, le chef politico-religieux Moqtada Sadr, dont son parti détient 34 députés et 2 ministres, a appuyé le mouvement populaire.
La principale revendication du mouvement pro-réforme appelle à remplacer le gouvernement actuel par des ministres technocrates non inféodés aux partis. Il est intéressant de noter que cette demande satisfait M. al-Abadi, actuel premier ministre, qui soutient également les exigences populaires contre son parti Al Dawa. Les partis politiques ont en effet exprimé une divergence sur un point : le remaniement devrait être selon eux limité et les partis devraient pouvoir présenter des technocrates pour occuper les postes libérés.

Vous avez rencontré de grands ayatollahs dans les villes saintes chiites. Quel est le rôle des marjaia au sein de la vie politique irakienne ?
Il y a quatre grands ayatollahs qui constituent le Marjaia. Le Marjaia a joué un rôle important dans l’histoire de l’Irak. Nombre d’entre eux, dont le grand père de Moqtada Sadr, ont été exécutés par Saddam Hussein. L’influence des quatre Marjas dépasse la communauté chiite (près de 65 % de la population). Ils sont respectés par toutes les communautés. Avant la révolution islamique d’Iran, le chiisme irakien était l’autorité suprême des chiites dans le monde. Il garde toujours, malgré le rival iranien, une grande influence dans le monde chiite.
Le chiisme irakien et le Marjaia se distinguent en deux points du chiisme iranien. En premier lieu, le critère d’accession au statut de Marja n’est pas la nationalité mais la connaissance des règles islamiques. Parmi les quatre grands ayatollahs, le premier d’entre eux et le plus connu en Occident, Ali al-Sistani, est d’origine iranienne. Vient ensuite l’ayatollah al-Hakim, un Irakien, puis l’Afghan Fayaz, le 3e ayatollah, et enfin Bashir al-Najafi, le 4e ayatollah d’origine pakistanaise. De plus, alors qu’en Iran la religion prime sur la politique à travers la figure de l’ayatollah Khamenei, à la fois guide suprême et détenteur du pouvoir politique, le Marjaia en Irak a interdit aux religieux d’occuper des postes ministériels et de devenir président ou premier ministre.
Enfin, le Marjaia a joué un grand rôle d’apaisement et a empêché que la tension entre les chiites et les sunnites débouche sur une guerre civile. Lorsque les Occidentaux ont demandé le départ de Nouri al-Maliki après la chute de Mossoul, c’est l’intervention de Marjaia qui a poussé le premier ministre à la démission. Aujourd’hui, le Marjaia se trouve du côté des manifestants et des réformes.

L’Irak semble de plus en plus être au cœur d’une lutte d’influence de puissances extérieures. Comment ces pressions extérieures se traduisent-elles sur le plan militaire et sur la guerre contre Daech et comment sont-elles perçues par les gouvernants irakiens ? Les conditions politiques, diplomatiques et militaires sont-elles aujourd’hui réunies pour espérer une libération de Raqqa et de Mossoul ?
L’Irak fait évidemment l’objet d’une lutte d’influence menée par plusieurs puissances étrangères. Les Etats-Unis y sont toujours présents et soutiennent le gouvernement irakien dans la lutte contre l’Etat islamique. D’ailleurs, la présence de conseillers militaires ainsi que l’aide logistique en matériel de guerre se renforcent de plus en plus dans la perspective de combattre l’Etat islamique jusqu’à sa destruction. La France aide également l’armée irakienne, notamment pour la formation des forces spéciales irakiennes. L’Irak marque des points contre l’EI à Ramādī et dans des petites villes proches de Bagdad. Deux options se présentent pour l’avenir. Soit lancer une offensive contre Mossoul avec l’aide des Kurdes et des forces populaires sunnites (milices tribales) en voie de construction. Ou bien s’attaquer d’abord à Falloujah, ville sunnite tenue par l’Etat islamique et connue pour avoir été à deux reprises la cible de grandes offensives de l’armée américaine pendant l’occupation des années 2004 et 2005.
Mais c’est certainement la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite qui est de loin la plus importante. L’Irak, et dans une certaine mesure la Syrie, sont le théâtre d’une lutte d’influence entre les deux puissances régionales. L’emprise de l’Iran est manifeste en Irak, notamment dans le sud. La ville sainte de Najaf est en pleine essor économique notamment grâce à l’argent des pèlerins, majoritairement iraniens (3000 par jours). Si l’Irak, et son gouvernement dominé par la majorité chiite, sont proches de l’Iran, l’Arabie saoudite, qui n’a pas digéré la chute de Saddam Hussein et l’arrivée au pouvoir de la coalition chiite-kurde, a porté son attention sur la communauté arabe-sunnite mécontente de sa perte de pouvoir. Le premier ministre al-Abadi a fait des gestes importants vis-à-vis des sunnites, notamment en leur confiant des postes à responsabilités : un tiers des ministres dont le ministre de la Défense, la présidence du Parlement ainsi que des postes de vice-premier ministre et de vice-président.
L’Arabie saoudite a joué un rôle important dans la naissance d’« Al-Qaïda en Irak » après le regroupement de différents groupes djihadistes devenus « l’Etat islamique en Irak » puis « l’Etat islamique en Irak et en Syrie » (Daech) et enfin l’Etat islamique (le Califat islamique actuel). C’est pour cette raison qu’on évoque une « guerre par procuration » entre l’Iran et l’Arabie saoudite à propos de la guerre en Irak. Si l’EI a échappé au contrôle de l’Arabie saoudite, Riyad maintient une influence non négligeable sur les tribus sunnites.
Aujourd’hui, la communauté internationale (l’ONU) – les Etats-Unis et la France plus particulièrement – travaillent pour rapprocher les positions des uns et des autres. Mais la méfiance est grande entre les chiites et les sunnites. L’un de mes interlocuteurs, un haut responsable chiite, en réponse à une question sur des mesures supplémentaires à prendre pour inciter les arabes sunnites à se désolidariser totalement de l’EI, a répondu : « En réalité, nous pensons que tant que l’Irak sera gouverné par un premier ministre chiite, les sunnites et l’Arabie saoudite ne seront jamais satisfaits ».
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