ANALYSES

Soudan du Sud : un État mort-né ?

Interview
19 juin 2015
Le point de vue de Philippe Hugon
Le Soudan du Sud, jeune nation indépendante depuis l’année 2011, est ravagé par une guerre civile qui a débuté en décembre 2013 le menant aujourd’hui au bord de l’implosion. Quelles en sont les raisons ?
Il faut bien sûr se souvenir de l’histoire de ce pays. Le Soudan du Sud a été victime de guerres conduisant à l’indépendance qui ont duré plusieurs décennies et ont fait deux millions de morts, sans compter les déplacés, les réfugiés et les drames humains liés à ces conflits. Suite au référendum de 2011, l’indépendance du Soudan du Sud fut proclamée la même année, contre la règle de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) reprise par l’Union africaine, imposant l’intangibilité des frontières. C’est l’armée, dirigée par Salva Kiir, qui a lutté pour l’indépendance du pays et qui a ensuite pris le pouvoir. Malgré cet état de fait, beaucoup de problèmes n’ont pas été réglés lors de l’indépendance, ce qui explique la conflictualité actuelle dans laquelle se trouve ce jeune État. Un facteur d’instabilité majeur tient au fait que le Soudan du Sud est un des pays les plus sous-développés au monde avec un niveau extrêmement faible d’infrastructures, de formations, de système de santé, et de possibilités de nourrir la population. La seule ressource – qui a d’ailleurs été un des enjeux de l’indépendance – est le pétrole qui, pour 80% du territoire soudanais, était localisé au Sud. Par ailleurs, la difficulté à construire une nouvelle nation est dûe au fait que les milices et les mouvements armés agissant pour l’indépendance ont eu beaucoup de mal à se reconvertir en partis politiques structurés. Il faut savoir que les déterminants ethniques sont très importants au Soudan du Sud et que les rivalités entre ces groupes ethno-régionaux sont grandes. Il existe des conflits ancestraux entre les Dinka que représente Salva Kiir, l’actuel président du pays, et les Nuer que représente Riek Machar, principal opposant au pouvoir. De plus, le Soudan n’a pas réglé tous ses contentieux avec le Soudan du Sud et interagit également sur ces mouvances. Le Soudan est encore présent dans certains conflits au Soudan du Sud, et réciproquement.
Il existe donc une conjonction de facteurs qui font que, malgré les accords d’Addis-Abeba de 2014, et malgré les derniers accords d’Addis-Abeba de février 2015, la montée en puissance de la conflictualité au Soudan du Sud ne diminue pas, avec un nombre de morts qui continue de croître et des drames humanitaires qui se multiplient en termes de réfugiés, de déplacés et d’insécurité alimentaire.

Selon vous, la non-résolution de ce conflit est-elle en partie imputable aux jeux des acteurs régionaux ? Quid de la position de l’Union africaine ?
Dès le départ, de très fortes oppositions entre les États africains sont apparues quant à la légitimité de l’indépendance du Soudan du Sud, dans la mesure où elle n’avait pas de raisons historiques de s’opérer, si ce n’est en raison des conflits existant entre les groupes « négro-africains » et « chrétiens » du Sud et les groupes arabes et musulmans du Nord. Les pays comme l’Égypte ou les membres de la Ligue arabe étaient contre l’indépendance du pays, alors qu’au contraire, les États-Unis et Israël, en accord avec l’Ouganda, le Rwanda, ou encore l’Éthiopie, y étaient favorables.
Par ailleurs, les enjeux pétroliers sont considérables dans ce conflit qui est aujourd’hui devenu un jeu de géopolitique pétrolière et une source de rivalités entre les pays de la région. Le pétrole produit par le Soudan – désormais seulement 20% environ des réserves – est évacué par Port-Soudan, afin d’être ensuite exporté vers la Chine notamment. Le Soudan du Sud, quant à lui, est pour l’instant obligé d’utiliser les oléoducs du Soudan pour acheminer son pétrole, faute d’infrastructures nationales. Il a donc pour projet, en relation avec le Kenya et l’Éthiopie, de construire un nouvel oléoduc qui permettrait d’évacuer son pétrole vers la Mer rouge, sans passer par le Soudan. Ceci dit, les enjeux pétroliers ne sont pour le moment que moyennement touchés par les conflits, puisque les puits de pétrole continuent malgré tout de fonctionner. Un autre point de crispation entre les pays de la région concerne les problèmes non réglés liés à la citoyenneté. Il y a en effet un grand nombre d’apatrides qui ne sont ni Soudanais, ni Soudanais du Sud, vivant actuellement dans un certain nombre de pays voisins. Cette situation engendre des problèmes de migrations et de réfugiés que les pays voisins doivent gérer par eux-mêmes. Il y a donc tout un ensemble de problèmes qui rétroagissent d’une manière évidente sur la région.
L’Union africaine cherche effectivement à faire avancer le dossier. Elle a à cet effet nommé et envoyé sur place l’ancien président malien Alpha Oumar Konaré en tant que représentant de l’Union africaine chargé d’assurer la paix. En outre, les accords d’Addis-Abeba ont été réalisés sous l’égide de l’Autorité intergouvernementale sur le développement (IGAD), groupement régional associant huit pays Est-africains. Par conséquent, l’Union africaine n’est pas totalement absente mais elle est d’une certaine manière impuissante en raison notamment des positions différentes adoptées par ses États membres sur le dossier. La communauté internationale, quant à elle, se désintéresse du conflit. Les États-Unis, qui ont œuvré pour l’indépendance du Soudan du Sud, sont très peu impliqués dans la résolution de cette crise. Le Conseil de sécurité des Nations unies a certes envoyé sur place la force de la MINUSS (Mission des Nations unies au Soudan du Sud) composée d’environ 14 000 hommes, mais ces derniers ne sont pas une force d’interposition, ils font juste en sorte qu’un minimum d’aide alimentaire puisse être acheminée dans le pays.

Toutes les tentatives de médiation menées par les instances régionales depuis le début de cette guerre ont échoué. Face à l’afflux de réfugiés et à la situation humanitaire catastrophique que connaît le pays, faudrait-il envisager une médiation internationale sur ce dossier ? Comment expliquer le manque d’intérêt de la communauté internationale ?
C’est un conflit de plus qui ne mobilise que très peu les médias et auxquelles les opinions publiques ne sont pas très sensibles. Ces dernières ont été beaucoup plus impactées par le génocide perpétré par le Soudan au Darfour, qui a fait 300 000 morts. A l’époque, de grandes mobilisations avaient vu le jour. Il me semble qu’à l’inverse, le conflit actuel au Soudan du Sud est un des drames du monde qui laisse les opinions publiques relativement indifférentes parce qu’elles n’en sont pas informées, ni sensibilisées.
A mon sens, ce sont les Etats-Unis qui sont concernés au premier chef. L’opinion publique américaine a été favorable à l’indépendance mais, aujourd’hui, aucune réaction ni de la presse, ni des partis politiques américains n’est observable.
Côté français, on peut peut-être expliquer ce manque d’intérêt par le fait que le Soudan du Sud n’est pas un pays francophone et n’a jamais fait partie de la zone d’influence de la France. Cette dernière est par ailleurs déjà engagée au Mali, en Centrafrique, et se préoccupe également de la situation des pays sahéliens. La France ne peut pas être sur tous les fronts en même temps et par conséquent, n’est pas particulièrement responsable de cette situation. L’Union européenne a selon moi sa part de responsabilités en ne mobilisant pas suffisamment les opinions publiques sur ce drame. C’est un conflit occulté, comme beaucoup de drames de l’humanité qui ne sont pas sur le devant de la scène. Paradoxalement, un attentat suicide mobilise beaucoup plus les opinions publiques qu’un génocide provoquant la mort de 300 000 êtres humains.
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