ANALYSES

Sommet de l’Union africaine : entre la lutte contre Boko Haram et la désignation de Robert Mugabe comme président

Tribune
9 février 2015
Le 24ème sommet de l’Union africaine (UA) s’est tenu à Addis-Abeba du 21 au 28 janvier 2015. L’évènement symbolique tient en la désignation de Robert Mugabe, comme nouveau président de l’Union africaine. Agé de 90 ans, cet autocrate au pouvoir depuis trente-cinq ans, héros de la lutte contre l’apartheid, a lancé des flèches contre l’Occident. Son élection est un symbole de la contradiction des pays africains exprimant un panafricanisme anti-occidental malgré l’impuissance des Etats membres de l’UA de traiter de manière autonome des questions de la paix et de la sécurité ou des épidémies. Elle est également un « pied de nez » des gérontocrates, présidents à vie à l’égard de la jeunesse africaine, qui veut trouver place dans le jeu politique et s’oppose aux manipulations constitutionnelles.

Une grande partie du sommet a porté sur un horizon de l’Afrique à 50 ans (2063) alors que les dossiers brûlants concernent l’extension du djihadisme dans la zone sahélienne et du lac Tchad, et l’éradication de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Les principaux dossiers ont porté sur « L’assise de l’autonomisation et du développement des femmes vers l’agenda 2063 ». La question de l’épidémie d’Ebola a été abordée avec demande d’annulation de la dette de 3 milliards US$ pour les trois pays concernés : la Guinée, le Libéria et la Sierra Leone. Le Conseil de paix et de sécurité s’est réuni le 29 janvier, avec la présence de quinze chefs d’Etat, mais en l’absence du président du Nigeria Goodluck Jonathan, pour lutter contre le terrorisme et notamment Boko Haram. Une force multinationale de 7500 soldats a été proposée faisant appel au financement des Nations unies.

L’évolution de l’UA et l’écart entre les principes énoncés et les pratiques

L’Union africaine a renforcé l’intégration politique de l’Afrique en mettant en œuvre le NEPAD (Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) et en transformant en 2002 l’OUA (Organisation de l’unité africaine) en UA (Union africaine). L’UA regroupe aujourd’hui 53 Etats africains. Seul le Maroc n’en fait pas partie, en raison de la position de l’OUA, puis de l’UA, en faveur de l’indépendance du Sahara occidental. L’UA s’est approfondie sur le plan institutionnel (Assemblée, Conseil exécutif, Comité des représentants permanents et Commission). Elle s’est transformée d’organisation de coordination en institution d’intégration en s’inspirant fortement du modèle de l’Union européenne.

Le Plan d’action, adopté le 12 octobre 2004, avait défini cinq priorités : 1/ la transformation institutionnelle (Parlement panafricain) ; 2/ la promotion de la paix (Conseil de paix et de sécurité), de la sécurité humaine et de la gouvernance (Cour africaine des droits de l’homme et des peuples) ; 3/ la promotion de l’intégration régionale ; 4/ la construction d’une vision partagée au sein du continent ; 5/ l’adoption du protocole relatif à la Cour de justice de l’UA. Le président de l’UA est désigné pour un an alors que le président de la Commission, en l’occurrence Madame Zuma, est élu pour cinq ans.

L’UA a réalisé en 2002 deux grandes innovations par rapport à l’OUA :
1/ La possibilité d’imposer des sanctions aux États membres qui ne respectent pas les politiques et les décisions de l’UA. La charte de 2007 a ensuite renforcé les objectifs en matière de démocratie et de gouvernance.
2/ Le droit d’intervention quand il y a menace de l’ordre légitime, principe qui va à l’encontre de celui westphalien de non-ingérence. Créée en 2003 et destinée à être déployée dans le cadre de missions de maintien ou d’appui à la paix, la Force africaine en attente se décline en cinq brigades régionales, intégrées dans l’architecture africaine de paix et de sécurité de l’Union africaine.

On peut toutefois observer une étroitesse de marges de manœuvre de l’UA face au pouvoir des États souverains et un manque d’autonomie opérationnelle notamment par manque de financement face à l’Union européenne. L’UA a connu une baisse de son influence avec la disparition de Mouammar Kadhafi qui participait à son financement et en raison d’une faible visibilité sur plusieurs dossiers tels la Libye ou la Côte d’Ivoire. Par ailleurs, il y a eu la disparition de certains leaders africains (Kadhafi, Wade) désireux de faire avancer l’UA vers un gouvernement des Etats-Unis d’Afrique. Cette ambition s’est heurtée à la réticence de l’Afrique du Sud, à la division entre l’Afrique arabo musulmane et sub-saharienne, à la faiblesse de l’intervention de l’UA dans les conflits et à la faible intégration régionale.

L’élection de Robert Mugabe, comme président de l’Organisation, renforce le poids de l’Afrique du Sud. Elle résulte, comme celle de Madame Dlamini-Zuma en juillet 2012 à la présidence de la Commission, des alliances nouées lors de la lutte contre l’apartheid. Elle signifie une relative unité du bloc de la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe) face à la CEEAC (Communauté économique des États de l’Afrique centrale) et la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), et des pays francophones représentés par l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) et surtout du Nigeria.

L’UA entre la rhétorique panafricaniste et les intérêts des Etats dominants

Sur le plan politique, l’Union africaine reflète les intérêts des Etats et les rivalités entre Etats membres. Elle est marquée par la rivalité entre les deux puissances rivales, que sont le Nigeria et l’Afrique du Sud, voulant exercer un leadership continental et visant un poste de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.

L’UA est restée, malgré la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, très en retrait sur la violation des droits dans de nombreux pays notamment en RDC (République démocratique du Congo), en Côte d’Ivoire, en Somalie et au Zimbabwe, sur les dénis de démocratie ou encore sur les révolutions populaires (comme avec les « printemps arabes » depuis janvier 2011). Le plus souvent, les pratiques constitutionnelles s’éloignent des règles garanties par les Cours ou Conseils constitutionnels. Il y a un lien en Afrique entre la durée des mandats, la personnalisation du pouvoir et le risque de dérives autoritaires. Ainsi, des élections au caractère conflictuel ont conduit à des crises en Côte d’Ivoire (2000, 2010), au Kenya (2007, 2008), au Zimbabwe (2007) ou en RDC (2011). Le clientélisme identitaire n’a été dépassé que dans des cas limités (Ghana, Sénégal, Kenya en 2013).

L’élection du gérontocrate et autocrate Robert Mugabe est aussi un défi à la jeunesse africaine. Son populisme et la lutte contre les intérêts britanniques miniers ont un certain écho ; mais son rôle dans la lutte contre l’apartheid est considéré comme du passé. Les jeunes zimbabwéens subissent les effets de la réforme agraire qui, en donnant les terres aux vétérans de la guerre, a ruiné leur agriculture. Ils sont soumis à un régime contrôlé par l’armée. Très majoritairement âgée de quinze à trente ans, la jeunesse africaine – bombe à retardement ou facteur de changement – veut avoir sa place dans les champs politique, social et économique. Elle est devenue en Afrique une catégorie déterminante, du fait de l’urbanisation, des processus d’individuation et des réseaux sociaux. Les jeunes sont majoritaires sur le plan démographique mais minoritaires sur le plan social et politique. La jeunesse, sans perspective, oscille entre résignation et contestation ; elle s’expose, par la même occasion, à la séduction des intégrismes (oppositions aux imams et confréries sunnites, chiisme au Sénégal ou au Nigeria, églises évangéliques, etc.).

L’UA entre « pax africana » et division sur le plan de la paix et de la sécurité

L’UA a trouvé un consensus pour lutter contre Boko Haram. Cette secte a pris de l’ampleur territoriale, en concernant au-delà de l’Etat du Borno (au Nord Nigeria), le Nord Cameroun, le Niger et le Tchad. Elle commet des exactions effroyables en termes de morts, de déplacés et de villages rasés. Elle vise à l’installation d’un califat sur l’ancien territoire du royaume du Kanem-Bornou. Elle est également présente dans le jeu politique à la veille des élections présidentielles du Nigeria initialement prévues le 14 février et reportées le 28 mars. Les Etats membres de la Commission du bassin du lac Tchad (Nigeria, Cameroun, Niger, Tchad) ainsi que le Bénin ont déployé des forces.

L’UA a préconisé une force africaine d’intervention de 7500 personnes contre Boko Haram, qui continue de commettre des crimes contre l’humanité. Elle a également réussi à écarter les hésitations du Nigeria, très soucieux de sa souveraineté nationale. Cependant, cette déclaration d’intention ne fait qu’accompagner les initiatives régionales des Etats riverains du lac Tchad et membres de la Commission du Bassin du Tchad, et les appuis logistiques de la France ou des Etats-Unis. Par ailleurs, elle propose de faire appel aux Nations unies pour assurer le financement de cette force africaine régionale.

La rhétorique panafricaine de la « pax africana » se heurte à ses faiblesses de financement et d’engagement fort en faveur de la paix et de la sécurité. L’architecture de paix et de sécurité a du mal à fonctionner à l’échelle du continent. Face aux conflits, au développement du terrorisme et du djihadisme, allant de la Libye au Soudan en passant par la Somalie, le Mali, le Nigeria, les pays du lac Tchad, la Centrafrique ou encore la RDC, l’Union africaine n’a pas su ou pu faire entendre sa voix. La mobilisation d’une force africaine pour lutter contre Boko Haram se heurte à l’absence de financement. Les forces africaines interviennent en second rang par rapport aux forces nationales ou bilatérales et sont le plus souvent relayées par les forces des Nations unies.

On note certes un net renforcement du dispositif de paix et de sécurité, composé du Conseil de paix et de sécurité, du Système continental d’alerte rapide, du Conseil des sages, de la Force africaine en attente, ou encore d’instruments pour la reconstruction post-conflits et développement et du Fonds africain pour la paix. Malgré cela, les actions de paix et de sécurité régionales sont appuyées par des forces multilatérales (ONU), régionales (UE) ou bilatérales, ayant besoin de la logistique et du renseignement des puissances occidentales.

Une intégration politique forte de l’Afrique supposerait des transferts de souveraineté et des objectifs partagés de progrès de la démocratie, de prévention et de gestion des conflits. Elle impliquerait des États forts et démocratiques empêchant la fragmentation territoriale, s’appuyant sur une société civile forte créant des contre-pouvoirs et la reconnaissance des minorités. Au-delà de sa rhétorique, l’UA doit effectivement mettre en place ses principes sur la démocratie, la gouvernance et l’ingérence. Sa capacité d’action implique un financement de la part de ses Etats membres, notamment miniers et pétroliers, disposant de ressources financières et la mise en place de financements alternatifs. La production de biens publics régionaux comme la paix est une réponse au débordement des États dans un contexte transfrontalier. L’intégration économique régionale est une réponse à la dépendance économique et à une croissance non inclusive et non durable donnant des perspectives aux jeunes pour s’insérer dans le tissu économique, social et politique. Le symbole de l’élection de Robert Mugabe n’est pas en phase avec ces réformes.

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