ANALYSES

Attentats de Paris et Amérique latine, une solidarité limitée par les circonstances

Tribune
20 janvier 2015
La condamnation officielle des attentats de Paris par les chancelleries latino-américaines a été unanime et immédiate. Dès le 7 janvier, tous les chefs d’Etat sans exception, « Bolivariens », comme proches de l’Occident, ont envoyé télégrammes, lettres ou messages électroniques de soutien à leurs homologues français. Aucun pourtant n’est venu à Paris témoigner physiquement et personnellement d’une solidarité déclinée de Cristina Kirchner à la lettre A, comme Argentine, à Nicolas Maduro, en lettre V, comme Venezuela. Cette absence collective et non concertée, pourtant, fait évènement.

L’abécédaire des réactions officielles témoigne en effet un universel continental de la solidarité.

En A/ la présidente argentine Cristina Kirchner, a « énergiquement condamné une attaque terroriste barbare (…) ayant visé l’hebdomadaire Charlie Hebdo ».

En B/ le chef de l’Etat bolivien, Evo Morales, a « exprimé sa solidarité et ses condoléances au gouvernement français, aux familles, des journalistes de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo de Paris assassinés. (…) Aucune foi religieuse, aucune idéologie ou position politique, ne justifie la mort de victimes innocentes. Nous espérons que la justice identifie les responsables de ces faits ». Dilma Rousseff, tout juste confirmée à la présidence brésilienne, a signalé avoir « reçu avec une profonde préoccupation et indignation la nouvelle du sanglant et intolérable attentat contre le siège d’une revue (…) et a condamné un acte de barbarie contre un hebdomadaire, attaque inacceptable à une valeur fondamentale des sociétés démocratiques, la liberté de la presse ».». En C/ Du Chili, Michelle Bachelet a exprimé « sa consternation et envoyé ses condoléances au gouvernement français, au président Hollande et aux citoyens français pour le terrible attentat contre la revue Charlie Hebdo». Juan Manuel Santos, premier magistrat colombien, a sur son compte twitter écrit son attachement « à la vie, à la liberté d’expression et de presse qui sont des droits universels inviolables ». Luis Guillermo Solis, président du Costa-Rica, a refusé « la barbarie de l’attentat dirigé contre un hebdomadaire et signalé que ces actes sanglants n’ont aucune justification ». Raúl Castro chef de l’Etat cubain a « communiqué ses sincères condoléances au président François Hollande, et plus particulièrement aux familles des victimes, (…) de l’atroce attentat terroriste commis contre le siège de l’hebdomadaire Charlie Hebdo à Paris ».

En E/ comme Equateur le président Rafael Correa, a appelé la communauté internationale à « s’unir pour lutter contre l’intolérance et le fanatisme (…) Nous devons unir nos efforts pour arrêter cette folie (…) que rien ne justifie. Toute notre solidarité va au peuple français (…) Non au terrorisme, non à l’extrémisme et au fondamentalisme». En G/ Otto Pérez Molina, président du Guatemala, a « énergiquement condamné l’attaque terroriste des bureaux de la revue Charlie Hebdo et transmis ses condoléances » En H/ Le président haïtien, Michel Martelly, s’est déclaré « profondément consterné par l’attentat terroriste perpétré (…) contre le personnel du journal Charlie Hebdo à Paris ». Du Honduras, Juan Orlando Hernández Alvarado, « a énergiquement condamné l’attaque terroriste contre le siège éditorial de la revue Charlie Hebdo. La République du Honduras est un Etat ami de la paix, respectueux du droit à la vie et du droit international, qui réprouve donc tout acte terroriste ».

En M/ les autorités mexicaines et le président Enrique Peña Nieto, ont signalé « leur condamnation du terrorisme sous toutes ses formes (…) l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo et ont exprimé leurs condoléances à la société et au gouvernement français». En N/ Daniel Ortega, président du Nicaragua, « a condamné le terrorisme sous toutes ses formes et a transmis au président François Hollande au nom du Gouvernement de réconciliation et d’unité nationale du Nicaragua (…) ses sincères et profondes condoléances après le terrible attentat dont a été victime la Revue Charlie Hebdo ».En P/ Juan Carlos Varela, président de Panama, a condamné « énergiquement des actes de violence indiscriminée qui menacent la sécurité collective, générant de la panique, du deuil et de la douleur dans la population française ». Le Paraguay a exprimé « son rejet et sa plus énergique condamnation ». Le président péruvien Ollanta Humala et son gouvernement ont « réitéré leur consternation et leur position de respect à la vie humaine, le droit à la sécurité, à la convivialité pacifique et à la tolérance entre les peuples et les religions, le respect à la liberté d’expression et de presse, valeurs fondamentales des sociétés démocratiques ».

En R/ sur son compte twitter le président de la République Dominicaine, Danilo Medina, a « condamné avec fermeté les deux actes de violence qui ont visé des personnes, mais aussi la liberté de la presse ».

En S/ du Salvador a été également officiellement exprimée une « ferme condamnation de l’attaque contre l’hebdomadaire français Charlie Hebdo (…) Le gouvernement du Salvador a exprimé sa solidarité à l’égard du peuple et du gouvernement français et de façon spéciale ses condoléances aux familles des victimes. Il a exprimé aussi sa confiance dans les autorités pour (…) ces faits qui portent gravement atteinte à la liberté de la presse».

En U/ « Le Gouvernement de la République Orientale d’Uruguay a exprimé sa plus profonde condamnation du brutal attentat terroriste qui a frappé le siège de l’hebdomadaire Charlie Hebdo à Paris (…) L’Uruguay condamne de la manière la plus catégorique les actes de haine et de barbarie (…) qui cherchent à déstabiliser les institutions (…) démocratiques ».

En V/ le premier mandataire vénézuélien, Nicolas Maduro, « a transmis ses condoléances aux familles, amis des victimes, au gouvernement et au peuple français, indiquant qu’avec l’opinion mondiale nous exigeons justice.(…) Avec le gouvernement et le peuple du Venezuela nous répudions l’attaque terroriste et nous transmettons à la France solidarité et amour ».

Dans le style particulier à chacun, c’est plus ou moins le même témoignage qui a été rendu public et communiqué aux autorités françaises. La fermeté des propos exprimés, la chaleur de la solidarité sont cependant restées formelles et comme retenues.

Retenues par quoi ? Retenues en tout cas puisque le seul représentant officiel présent à Paris le 10 janvier, le ministre argentin des Affaires étrangères, Hector Timerman, en transit aérien, n’a pas représenté son gouvernement dans la manifestation. Il s’en est expliqué de façon on ne peut plus claire au cours d’une conférence de presse. J’étais là, a-t-il dit, boulevard Voltaire, mais incognito, en tant que citoyen lambda. Ce hiatus entre messages officiels et portée de l’engagement solidaire fermement signalé dans les communiqués révèle quelque part un regard sur la marche du monde particulier à l’Amérique latine. Quelques gouvernements ont livré au fil d’entretiens avec la presse de leurs pays respectifs des éléments permettant d’en comprendre le sens. Les autorités argentine et équatorienne ont par exemple tenu à relativiser les attentats de Paris, en les mettant en parallèle avec d’autres qui auraient de leur point de vue mérité la même attention. « L’Argentine », a déclaré le ministre des Affaires étrangères de ce pays, le 11 janvier, « condamne les attentats (survenus au Nigéria) avec la même vigueur et la même conviction qu’il condamne tous et chacun des actes terroristes internationaux.(…) Alors que le monde est toujours bouleversé par les attentats de Paris, dix-neuf personnes sont tombées victimes du terrorisme au Nigéria ». Sur le même registre, Rafael Correa, président de l’Equateur a sur son compte Twitter tenu à mettre sur le même plan les attentats de Paris et ceux « du Pakistan et du Nigéria ».

Diverses forces politiques ont indiqué de façon parfois plus explicite et agressive ce point de vue. En Argentine, Hebe Bonafini, présidente des mères de la place de mai, le syndicaliste péroniste d’Elia, des élus kirchnéristes, comme Florencia Saintout, le quotidien Pagina 12 ont détaillé les non-dits gouvernementaux argentins. Au-delà de la condamnation du crime, quelle est la logique de l’évènement interroge le journaliste Martin Granovsky ? « Les assassins », écrit-il, « n’ont aucune excuse. Mais il y a un contexte, en particulier la guerre sans fin du Proche-Orient ». Atlio Borón, intellectuel de gauche, au-delà de la condamnation donne une clef explicative géopolitique. La radicalisation du monde musulman serait, selon son propos, la conséquence du coup de pouce donné aux groupes fondamentalistes par la CIA pour contrer les Soviétiques en Afghanistan. Cette argumentation est, sous une forme ou sous une autre, présente dans d’autres pays. Au Brésil, le PCdoB (parti communiste du Brésil), membre de la coalition majoritaire, après avoir condamné le crime, accuse le capitalisme français, qui discriminerait les immigrants, relégués en périphéries urbaines et victimes de discriminations. Qui plus est, ajoute la direction du PCdoB, « l’Etat français pratique une politique néocoloniale et impérialiste contre des nations souveraines, (…) en Libye et en Syrie, (toutes choses) génératrices de tensions fragilisant la convivialité ».

La liberté de la presse évoquée dans la plupart des communiqués officiels a été au cœur d’interprétations divergentes révélatrices d’autres enjeux et d’autres conflits. Les gouvernements nationalistes au pouvoir, du Brésil au Venezuela en passant par la Bolivie, l’Equateur et l’Uruguay, ont comme principal adversaire des groupes de presse, porteurs importants des politiques défendues par les intérêts économiques, financiers et industriels du monde global. Du Brésil à l’Equateur, en passant par l’Argentine, les autorités cherchent à casser les monopoles de presse. Ceux-ci en appellent à la défense des grands principes pour bloquer ce qu’ils estiment être une entrave aux libertés. Les entrepreneurs de la communication, Clarin en Argentine, ou Globo au Brésil ont été, sans surprise, les premiers à soutenir l’union sacrée derrière la France et les Occidentaux. Les partis d’opposition n’ont fait qu’accompagner l’offensive solidaire des médias. Les attentats de Paris ont été dans ces pays instrumentalisés par les uns ou par les autres, au nom de la liberté d’expression, comprise et défendue de façon contradictoire.

La première émotion passée, d’autres réserves ont freiné la solidarité affichée par les chancelleries. La religiosité latino-américaine est en effet aux antipodes de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo. Le PCdoB a regretté « le manque de respect à l’égard de la foi musulmane ». Leonardo Boff, porte-drapeau de la théologie contestataire de la libération a publié une tribune, intitulée en français et sans ambiguïté, « je ne suis pas Charlie ». Je condamne, a-t-il écrit, les assassinats. Mais il y a beaucoup de confusion autour de ces crimes. Les dessinateurs, poursuit le religieux progressiste, ne sont pas des héros, comme le dit l’hebdomadaire brésilien (d’opposition) Veja. Ce sont des personnes dangereuses, dans la mesure où ils répandent l’intolérance religieuse et aussi parce qu’ils consolident une image reçue des musulmans, groupe par ailleurs, en France, marginalisé, liée au crime. Amanda Dávila, ministre bolivienne de la communication fait la même analyse. Tout en condamnant le « massacre », elle fait le constat d’une convergence « entre extrémisme de gauche et de la droite raciste », qu’elle regrette.

Pour toutes ces raisons, ainsi que l’a commenté un site mexicain (Ecomiahoy), « Etre ou ne pas être Charlie Hebdo est en Amérique latine un dilemme ». Le malentendu, réel, mais encore une fois mal ou pas du tout perçu en France, avec la lecture latino-américaine des évènements, témoigne d’une difficulté grandissante à lire le monde dans sa diversité. Peut-être parce que la France depuis quelques années, en rentrant dans le rang, s’est imprégnée des récits médiatiques dominants et n’a plus la capacité d’écouter une autre partition que celle de l’universel occidental.
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