ANALYSES

Quelle place pour le FN au Parlement européen ?

Interview
26 juin 2014
Le point de vue de
Comment expliquer l’échec du FN à former un groupe au Parlement européen ?
Tout d’abord, il est important de rappeler que cet échec n’était pas prévisible. En effet, après les élections européennes du 25 mai et le très bon score réalisé par le FN en France, plusieurs partis d’extrême droite ont annoncé leur intention de constituer un groupe avec le parti de Marine Le Pen. Ce fut notamment le cas du PVV (Pays-Bas), du Vlaams Belang (Belgique), de la Ligue du Nord (Italie), et du FPÖ (Autriche). Cependant, la querelle familiale qui a secoué le FN au début du mois de juin, à la suite d’une déclaration de Jean-Marie Le Pen qualifiée d’antisémite, a ébranlé l’optimisme initialement affiché. Ce dérapage a nui à la constitution d’un groupe parlementaire dans la mesure où il a rappelé que le FN, malgré sa « dédiabolisation », contenait toujours en son sein des éléments radicaux. De plus, cette affaire est venue accréditer la position défendue par Nigel Farage, chef de l’UKIP (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni), qui avait refusé de s’allier avec le FN, le considérant comme un parti intrinsèquement antisémite. Par conséquent, des partis qui étaient plutôt favorables à une alliance avec le FN ont finalement préféré prendre leurs distances. C’est notamment le cas des Démocrates Suédois (2 sièges) et du parti lituanien Ordre et Justice (2 sièges). Ainsi, les propos tenus par le président d’honneur du FN ont donné une image radicale du parti et provoqué l’éloignement d’un certain nombre de partis qui auraient pu faire cause commune avec le Front National.
Au-delà, une deuxième explication tient au fait qu’il existe des rivalités entre ces partis d’extrême-droite, comme l’illustrent les rapports entre l’UKIP et le FN (24 eurodéputés chacun). Il s’est posé un problème de leadership entre Farage et Le Pen qui souhaitaient tous deux prendre la tête d’un éventuel euro-groupe réunissant l’extrême-droite européenne. Par ailleurs, ces partis, dont les positions actuelles convergent notamment en ce qui concerne les questions européennes, souffrent de leur passé sulfureux. Pour certains, ce passé rend plus difficile, voire impossible, la conclusion d’alliances. Les cas du Jobbik et d’Aube dorée en Europe orientale, devenus infréquentables pour les partis plus modérés, car perçus comme fascistes, démontrent la difficulté de former des alliances élargies à l’extrême-droite de l’hémicycle européen. Suivant la même logique, le FN est perçu par certains comme un parti trop extrémiste et qui n’est pas non plus sorti totalement du fascisme. Dans cette nébuleuse de l’extrême droite, on est toujours le fasciste de quelqu’un.

Les députés FN ne feront donc partie d’aucun groupe européen. Cela réduit-il leur marge de manœuvre au sein de l’institution européenne ?
Cela réduit effectivement les possibilités des députés frontistes dans la mesure où le fait d’avoir un groupe parlementaire octroie des avantages. Au point de vue financier, tout groupe a droit à une dotation budgétaire de plusieurs millions d’euros en fonction du nombre de députés qu’il rassemble. D’autre part, avoir un groupe signifie bénéficier de moyens logistiques, notamment d’un bureau, d’un secrétariat et d’une équipe administrative. Plus encore, un groupe confère une plus grande visibilité en donnant le droit de participer à la conférence des présidents de groupe qui fixe l’ordre du jour des séances plénières, et en octroyant un temps de parole dans l’hémicycle lors de ces séances. En somme, cela permet d’accroître son influence au Parlement, en influant sur les idées et les sujets en débat.
Cette idée doit toutefois être nuancée. Actuellement, le groupe constitué autour de Nigel Farage comprend 48 députés alors qu’on ne dénombre que 38 députés d’extrême-droite non-inscrits. Autrement dit, même avec un groupe, les députés frontistes n’auraient eu qu’une influence limitée. Rappelons que pour avoir la majorité absolue dans l’hémicycle, il est nécessaire de réunir 376 voix. Les partis d’extrême-droite sont toujours en minorité du fait qu’ils ne parviennent pas à former des alliances avec les partis plus modérés. Cette incapacité qui s’explique pour des raisons d’image, liées au passé et à l’idéologie radicale de ces mouvements, compromet sérieusement leur marge de manœuvre au Parlement européen. En définitive, même si la constitution d’un groupe aurait donné un surcroit de visibilité, de moyens et d’influence au Front National et à ses alliés, cela ne leur aurait pas permis de peser de façon significative, et de faire passer des directives ou des règlements.

Une querelle familiale a secoué le FN, Jean-Marie Le Pen ayant été désavoué par son parti suite à des propos jugés antisémites. Peut-on parler d’une rupture avec la ligne « historique » du parti ? Le FN a-t-il achevé sa mue pour devenir un parti « comme les autres» ?
On ne peut pas parler de rupture puisque, depuis sa création le 5 octobre 1972, le Front national a vocation à rassembler les différentes familles d’extrême droite autour d’une volonté commune, celle de défendre envers et contre la nation. Ainsi, dès l’origine, le FN est un parti qui fédère les nationalistes révolutionnaires, les anciens de Vichy, les partisans de l’Algérie française, les catholiques traditionnalistes, les nationaux, etc. Jusqu’alors, ces différentes tendances idéologiques convergeaient autour de la personnalité de Jean-Marie Le Pen, qui pendant plus de 40 ans est parvenu à les faire coexister. Or depuis son accession à la tête du parti, Marine Le Pen a souhaité se débarrasser des éléments idéologiques les plus durs qui pouvaient faire obstacle à sa stratégie de dédiabolisation. Elle souhaitait sortir le FN de sa posture de parti strictement contestataire, de parti « anti », pour devenir une force politique capable d’accéder au pouvoir. Et, effectivement, pour atteindre cet objectif, il était nécessaire de se séparer des éléments les plus radicaux. C’est ici que se situe la rupture avec la ligne historique du parti. Marine Le Pen a ainsi remis en cause le principe d’hétérogénéité idéologique tout en maintenant son père au poste de président d’honneur du parti. Dans ces conditions, les querelles étaient prévisibles.
En ce qui concerne la mue du parti, elle est en cours. Les sondages d’opinions effectués dans ce domaine démontrent que les Français tendent de plus en plus à considérer le FN comme un parti comme les autres. Selon les résultats 2014 du baromètre de l’image du Front National , réalisé par TNS Sofres en janvier 2014, 50% des personnes interrogées pensent que le FN n’est plus un danger pour la démocratie et 46% que Marine Le Pen est la représentante d’une droite patriote plutôt que celle d’une extrême droite nationaliste et xénophobe. Pourtant les tensions apparues au mois de juin démontrent que la mue idéologique du parti n’est pas achevée. Il est probable que ce processus parviendra à son terme lorsque Jean-Marie Le Pen aura quitté le FN, mais cela est peu probable étant donné qu’il en est le fondateur historique, ou qu’il aura disparu. Pour achever sa mue, le parti devra sans doute aussi changer d’appellation car son nom actuel renvoie à ses origines, c’est-à-dire à une image radicale du parti qui le dessert aujourd’hui dans sa stratégie de conquête du pouvoir.