ANALYSES

Les enjeux de l’élection présidentielle au Brésil

Tribune
1 octobre 2014
Par João de Oliveira, Docteur en Cinéma et Audiovisuel de l’Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle
Avec cette mort tragique, Marina Silva – qui n’avait pas réussi à trouver les signatures nécessaires pour enregistrer le parti qu’elle avait créé, « Rede Sustentabilidade », et qui avait dû se contenter d’être candidate à la vice-présidence dans la liste menée par Eduardo Campos – se retrouve face à l’opportunité dont elle rêvait. Son entrée en lice a changé complètement le cours d’une élection présidentielle qui tendait à la monotonie, avec la possibilité de plus en plus imminente d’une victoire au premier tour de la présidente sortante, Dilma Roussef, du Parti des travailleurs (PT). A quelques jours du premier tour de l’élection qui aura lieu le 5 octobre, quels sont les enjeux et les défis des principaux candidats ?


Dans la mesure où la candidature du sénateur Aécio Neves – lui aussi petit-fils de Tancredo Neves, homme politique réputé, premier président civil élu indirectement par les congressistes après la dictature, il est décédé mystérieusement avant sa prise de fonction -, ex-gouverneur de l’Etat de Minas Gerais et candidat libéral par le Parti de la Sociale démocratie brésilienne (PSDB), stagne et commence à perdre du terrain dans les sondages, l’élection s’acheminant vers une polarisation entre Marina Silva et Dilma Roussef.


Le parcours de Marina Silva est riche et intéressant. Originaire de l’état d’Acre, situé au Nord-Ouest du Brésil, à la frontière avec la Bolivie et le Pérou, elle a été “seringueira” (ceux qui travaillent dans l’extraction du latex), employée domestique et leader syndicale. Elle a commencé sa carrière politique au Parti révolutionnaire communiste (PRC) qui, en raison de la mise en clandestinité des partis communistes, s’abritait alors au sein du PT. En tant que leader syndicale, elle a aidé à fonder la Centrale unique des travailleurs (CUT) de l’Acre avec le légendaire “seringueiro”, Chico Mendes, assassiné en 1988 par les hommes de main d’un grand propriétaire terrien.
Élue sénatrice en 1994 par le Parti des travailleurs, elle a été ministre de l’Environnement de 2003 à 2008, date à laquelle elle démissionna pour cause de divergences avec certains ministres, dont Dilma Roussef alors ministre de la Casa Civil (Chef de cabinet). Défenseur acharnée du développement durable, elle s’est opposée aux barrages hydroélectriques, aux agrocarburants, aux OGMs, outre son énorme difficulté à concéder des licences à des projets qu’elle considérait néfastes pour l’environnement. Sa démission était ainsi survenue quand le président Lula donna la responsabilité de la coordination du plan de l’Amazonie Développement durable à Roberto Mangabeira Unger, ministre de Affaires stratégiques, alors que Marina Silva se considérait la plus capable de mener à bien ce projet. Ambitieuse, elle rejoint l’opposition quelques mois après sa démission afin de pouvoir participer aux élections présidentielles.
C’est ainsi qu’en 2010 Marina Silva arriva en troisième place des élections présidentielles en tant que candidate du Parti Vert avec presque 20% de votes. Lors de cette campagne, elle mit en avant sa ferveur religieuse d’inspiration évangélique et fut considérée comme l’une des responsables du débat obscurantiste qui eut lieu à l’époque autour de l’avortement, du mariage pour tous et la dépénalisation pour les consommateurs de drogues légères. Elle était également opposée à l’utilisation des cellules souches. Cela étant, essayer d’attaquer Marina Silva sous l’angle de sa religion, comme le font les militants du PT, revient à tomber dans le discours de l’intolérance. C’est davantage la manière dont la religion agit et influence les positions de la candidate qui doivent être critiquées. Récemment, elle a ainsi été obligée par le leader de son église de rectifier un programme très progressiste concernant le mariage pour tous et la criminalisation de l’homophobie, prétextant qu’il s’agissait d’une erreur.
Marina Silva aurait depuis revu quelques-unes de ses positions de 2010, même s’il paraît indéniable que, du point de vue sociétal et moral, la candidate est strictement conservatrice. Sur quelques sujets auxquels son église s’oppose de manière dogmatique, elle demeure encore silencieuse ou évasive, évitant la confrontation directe. Le problème majeur est qu’au conservatisme moral est venu s’ajouter un conservatisme politique, les responsables de son programme économique étant des thuriféraires décomplexés de l’ultra-libéralisme. Visant à séduire les électeurs et les alliés du candidat libéral du PSDB dont la candidature s’essouffle depuis l’arrivée de Marina Silva, ils assurent n’avoir pas beaucoup de différences entre leurs deux programmes (ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où, dans certains Etats, ils appartiennent à la même liste). Et le processus de séduction marche plutôt bien. Durant les dernières semaines, plusieurs leaders politiques importants du PSDB ont adhéré à la campagne du PSB au nom du vote utile, de la lutte à tout prix contre la permanence du PT au pouvoir et du retour de l’État néo-libéral et « privatiste ». Quintessence de leur logique hyper-libérale et atout majeur de séduction, les libéraux du PSB défendent ouvertement l’indépendance de la Banque centrale, synonyme d’auto-régulation des marchés financiers qui enlèverait à l’État et à la démocratie les mécanismes de contrôle des marchés et des capitaux et les transférerait à la technocratie, prouvant qu’ils n’ont pas tiré les leçons de la crise amorcée en 2007 et 2008 et des millions de chômeurs qu’elle a produit particulièrement dans la zone euro.

Malgré les innombrables problèmes économiques, le faible taux de croissance, la stagnation de l’industrie brésilienne et l’impuissance face à une invasion généralisée des produits chinois sur le marché brésilien, l’un des grands mérites du gouvernement de Dilma Roussef a été celui d’affronter la crise sans tomber dans l’austérité, sans punir les travailleurs dont les emplois ont étés maintenus, et sans renier le processus d’inclusion sociale entrepris par le président Lula. Ainsi, malgré la crise, le taux de chômage de 2013 n’a été que de 5,4%. Or, les attaques de Marina Silva dirigées contre quelques-unes de ces politiques conduisent à penser que, en cas de victoire, son gouvernement opterait par une politique d’austérité dont les résultats seraient manifestement catastrophiques, à l’image de la situation économique de certains pays de l’Union européenne qui l’ont adoptée.

Plus préoccupant encore est l’angélisme politique de Marina Silva. Prônant comme principale proposition une nouvelle manière de faire la politique – une idée géniale qui mettrait fin à la prééminence des partis sur l’exécutif -, la candidate affirme sans cesse qu’elle gouvernera avec tous les partis, dans la mesure où son parti n’aura pas la majorité au Congrès. Or, les deux présidents ayant déjà essayé de gouverner sans majorité avaient provoqué en leur temps une énorme confusion dans le pays. Le premier fut le conservateur Jânio Quadros, obligé à la démission en août 1961, 7 mois après avoir accédé au pouvoir. Acculé par l’opposition et profitant de l’absence du vice-président João Goulart qui se trouvait en Chine, il espérait susciter avec son acte, une commotion populaire qui obligerait le Congrès à ne pas l’accepter, et qui le rendrait beaucoup plus puissant. C’était mal connaître l’animosité qui régnait au Congrès à son encontre. Son acte a obligé l’adoption temporaire (un peu plus d’un an) d’un parlementarisme artificiel au Brésil, condition imposée par les secteurs conservateurs de la société. L’acte irréfléchi de Jânio Quadros marqua le début du putsch militaire qui plongea le pays dans 21 ans de dictature.
Le premier président élu par le suffrage universel après cette longue nuit dictatoriale, fut Fernando Collor de Mello, responsable de l’implantation du modèle néo-libéral, développé par la suite par le président Fernando Henrique Cardoso. Ce dernier a lui aussi voulu gouverner sans majorité parlementaire mais fut destitué par un impeachment , accusé de corruption par son frère et de pillage de l’État qu’il disait vouloir moderniser. A l’instar de Marina Silva, Jânio Quadros et Fernando Collor de Mello étaient censés, eux aussi, imposer un nouveau modèle politique ou une nouvelle manière de faire de la politique.

Une grande partie de l’électorat de Marina Silva est issue des manifestations de juin 2013. Il s’agit de jeunes orphelins du PT, déçus des promesses non tenues par le gouvernement sortant et surtout de l’inaction du parti qui avait tout pour révolutionner la manière de faire de la politique au Brésil, mais qui a préféré s’allier à de vieux leaders politiques à la tradition notoire de corruption afin de pouvoir rester au pouvoir.
L’autre partie est composée d’ antipetistes (anti PT), de libéraux, des groupes de presse (qui n’ont pas réussi à faire décoller la candidature d’Aécio Neves), de conservateurs déçus par trois défaites consécutives, de certains environnementalistes et surtout d’évangéliques. L’émergence de Marina a ainsi complètement chamboulé le scénario politique. On observe pour la première fois une forte probabilité d’avoir uniquement des candidats originairement de gauche au deuxième tour, jusqu’alors, caractérisé par une polarisation droite/gauche. Aujourd’hui, c’est le PT contre tous les antipetistes, soient-ils de gauche, de droite ou du centre.

Mais cela ne signifie pas que les enjeux politiques ont changé, loin de là. On continue à avoir une nette opposition entre deux modèles différents. Le premier cherche à augmenter la qualité de vie et l’inclusion sociale des classes subalternes avec un contrôle des marchés financiers par l’État et les banques publiques. Le second cherche quant à lui à vider l’État de toutes ses responsabilités sociales et économiques, léguant au marché la possibilité de s’auto-réguler et d’assurer la justice sociale.

L’élection est ouverte et imprévisible, rendant difficile de pronostiquer un vainqueur. Si Marina Silva arrive au deuxième tour comme le laissent présager les sondages, la victoire de l’une ou de l’autre se jouera vraisemblablement au coude-à-coude et se décidera lors des débats futurs qui, espérons-le, seront moins accusateurs et insultants qu’actuellement et se concentreront sur l’essentiel. Il est en effet très décevant de voir le PT qui, se sentant acculé, réagit envers Marina Silva de la même façon agressive et peu objective qui caractérisait ses opposants. Étant donné les doutes qui planent sur un possible gouvernement de Marina Silva, sur ses hésitations, ses volte-faces, sa vraisemblable soumission aux dogmes de son église et à ceux de ses nouveaux alliés libéraux, les responsables de la campagne de Dilma Roussef devraient davantage insister sur les avancées de son gouvernement et sur la réforme politique qu’elle compte réaliser, essentielle à la modernisation du pays et de sa vie politique, sans oublier de souligner le retour en arrière que symboliserait la victoire des libéraux. Ils devraient aussi insister sur le fait que le PT a créé en 12 ans plus de 20 millions d’emplois, qu’il a augmenté de presque 70% la valeur réelle du salaire minimum (qui continue, en raison de sa faiblesse, à être le principal responsable de l’immense inégalité sociale qui caractérise le pays), qu’il a sorti plus de 30 millions de personnes de la misère (retirant le pays de la carte de la faim de l’ONU, restreinte aujourd’hui à moins de 2% de la population), qu’il a considérablement grossi les rangs des classes moyennes, qu’il a su transformer le pays non seulement en une puissance économique, mais en une puissance diplomatique, capable de se faire écouter et respecter internationalement.

En cas de deuxième mandat, le gouvernement de Dilma Roussef devra s’employer à redresser l’économie, à revitaliser l’industrie et, en prouvant qu’il a écouté les voix qui se sont élevées dans la rue, il devra s’engager à maintenir le développement durable, à distribuer les terres improductives à ceux qui veulent y travailler, à donner davantage d’attention aux problèmes des indiens brésiliens, à essayer d’endiguer le processus de déforestation avec plus de détermination, à réparer les douze ans d’inertie concernant la situation de la santé, des écoles et des transports publics et, surtout, à chercher à se désolidariser de politiques corrompus, les condamner avec fermeté et véhémence, même s’il s’agit d’alliés ou de cadres du parti, et à assumer ses alliances politiques avec indépendance et sans soumission. En outre, il devrait éclairer une partie de l’opinion publique afin de démontrer que la corruption actuelle n’est pas plus grande qu’avant. Elle est simplement plus visible et cela pour deux raisons : la première et la plus importante tient au fait que les gouvernements successifs du PT ont investigué et arrêté des membres de leur propre gouvernement, ce qui n’avait jamais été fait auparavant ; la deuxième raison tient au fait que les groupes de presse, farouchement antipetistes , dénoncent abondamment la corruption et les méfaits du gouvernement, parfois en calomniant, alors qu’il préféraient auparavant garder le silence pour mieux protéger leurs alliés.
Il faut aussi rappeler que la corruption au Brésil, qui doit être combattue avec acharnement, est un problème social, moral et humain davantage que politique, dont la solution passe par l’amélioration de l’éducation de son peuple. À l’évidence, le terme éducation n’apparaît pas ici comme antonyme d’ignorant ou de manque de formation (puisque les grands corrompus, ainsi que les grands corrupteurs de la société brésilienne, sont invariablement des gens de lettres), mas comme synonyme de principes moraux et de bonne conduite.

En conclusion et quel que soit le résultat de ces élections, elles ont déjà trouvé un vainqueur : la démocratie brésilienne. Il n’est en effet pas possible d’ignorer le fait socialement et politiquement remarquable qui conduira le Brésil à avoir, très probablement, deux femmes au deuxième tour, une preuve irréfutable de la maturité démocratique du pays et de l’évolution des mentalités.


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