ANALYSES

Chaises musicales en Ukraine : l’Amérique latine de mieux en mieux assise

Tribune
18 septembre 2014
Contacts, missions, visites de responsables russes en Amérique latine se succèdent à un rythme jamais vu jusqu’ici. Serguey Ryabkov, vice-ministre des Affaires étrangères russe était à Mexico le 15 avril 2014. Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères a effectué une visite en avril-mai 2014 à Cuba, au Chili, au Pérou et au Nicaragua. Vladimir Poutine a effectué une visite de six jours à Cuba, au Nicaragua, en Argentine et au Brésil à la mi-juillet 2014. Sa participation à un sommet du groupe BRIC, au Brésil, lui a permis de rencontrer 11 présidents latino-américains. Le 7 août, les ambassadeurs d’Argentine, du Brésil, du Chili, d’Equateur ont été conviés à une réunion de travail par l’organisme russe chargé des questions agricoles, « Rosselkhoznadzor ».

La crise ukrainienne, la dynamique croisée des sanctions entre Occidentaux et Russes, sont en effet tout autant commerciale que diplomatique Les flux qui réorientent les partenariats sont globaux, économiques comme politiques. La Russie ouvre désormais tout grand son marché intérieur aux produits latino-américains. Au-delà de considérations idéologiques sur l’architecture optimale d’un monde, qu’il souhaite polycentrique et interdépendant, Vladimir Poutine s’est très directement déclaré intéressé par « une Amérique latine, lieu privilégié de ressources naturelles (…) d’eau et d’aliments ». Bien davantage que d’un soutien, partiellement acquis sur le dossier ukrainien, c’est un partenariat économique et commercial avec un maximum de pays latino-américains qui est désiré par les dirigeants russes.

Les accords signés ont été particulièrement nombreux. Les réserves sanitaires émises à l’importation de certaines denrées importées du Mexique ou du Brésil et du Chili ont été levées. L’Argentine a dépêché à Moscou ses ministres de l’Industrie et de l’Agriculture. La Chambre de commerce russo-argentine a observé la première semaine de septembre 2014 une explosion statistique des offres en provenance de producteurs de produits alimentaires et de viande ainsi que des fabricants de machines agricoles. Le Brésil a décidé de préserver la position de ses exportateurs de viande et de répondre positivement aux nouvelles demandes de la Russie. 80 exportateurs sont ainsi venus s’ajouter aux 57 déjà présents sur le marché russe. Le ministre équatorien du commerce extérieur, a d’ores et déjà signalé que son pays était prêt « à offrir à Moscou ses primeurs, ses fruits, ses produits de la mer » le moment venu. Le Comité des entreprises russo-mexicaines est également sur la ligne de départ. Le Mexique s’apprête à reprendre ses exportations de viande, et à placer ses fruits et légumes sur le marché russe. Il est ouvert à des coopérations dans le secteur énergétique, qui vient juste d’être libéralisé. A Davos, les responsables de Pemex et de Lukoil ont pris langue pour des coopérations futures. Le Chili et le Pérou ont quant à eux négocié la vente de produits de la mer.

Le jeu des chaises musicales est vieux comme le monde. Chacun s’assoit avant de se lancer en piste. On tourne en musique. Une chaise est retirée. Un danseur à chaque reprise se retrouve Grosjean comme devant. La marche du monde se rapproche des chaises musicales. Les Etats-Unis ont remporté leur bras de fer avec l’Union Soviétique au tournant des années 1990. Ils ont depuis lors, de chaises en chaises, repoussé les frontières du monde occidental de la RDA à l’Ukraine, en passant par les Balkans et les pays baltes. La Russie entend récupérer une partie de ses meubles perdus. Sifflée hors-jeu par la « communauté internationale », menacée d’embargo comme Cuba et la BNP, elle a relevé le défi et répondu sur le même registre.

Qui va remporter cette guerre feutrée, escalade de meures et contremesures commerciales, destinée à apporter un acte final au grand défi d’hier entre Est et Ouest ? Certainement pas l’Europe qui, une fois de plus, en est le théâtre. Les Etats-Unis ? La Russie ? Peut-être. A condition de faire abstraction du reste du monde. Un monde défini avec raison par Bertrand Badie, comme apolaire. Les énergies gaspillées dans ce nouveau bras de fer entre forces de l’Ouest et de l’Est, ne va-t-on pas les retrouver ailleurs ? En Chine sans doute. Mais aussi chez d’autres émergents, en particulier d’Amérique latine.

Les Européens en sont conscients. Ils ont multiplié les récriminations à l’égard des Latino-américains, suspectés de complaisances pour la Russie. Une démarche concertée d’une dizaine d’ambassades européennes a été effectuée auprès du ministère argentin des Affaires étrangères. Sans grand succès. Ces « extrêmes occidentaux » ont en effet adopté une attitude on ne peut plus opportuniste, frisant la trahison orientale. Ils restent silencieux sur le différend ukrainien, ou pour certains vaguement compréhensifs à l’égard de la Russie. En revanche ils ont multiplié les démarches commerciales en vue de récupérer une part du gâteau volontairement abandonné en Russie par la «communauté internationale ». Au grand dam des Etats-Unis et surtout de l’Europe, qui a sans doute beaucoup plus à perdre qu’à gagner à jouer les gros bras par temps de crise.
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