ANALYSES

Face à la menace de guerre civile en Côte d’Ivoire, quelles issues à la crise ?

Tribune
10 mars 2011
Dans les quinze jours, un nouveau gouvernement devrait être mis en place avec consultation de Laurent Gbagbo. L’Afrique du Sud, qui soutient Laurent Gbagbo, a été discrète et une unanimité de façade est apparue. Mais la donne n’a pas changée et l’UA ne fait que confirmer ce qu’elle avait déjà dit il y a trois mois. L’absence de propositions de sortie de crise confirme l’impasse diplomatique. Laurent Gbagbo a rejeté cette décision et n’est pas prêt à accepter cette légitimation diplomatique d’Alassane Ouattara. Celui-ci cherche à obtenir un appui du Nigeria symbolisé par sa rencontre avec Goodluck Jonathan. Pendant ce temps, le nombre de déplacés et de réfugiés et les affrontements intercommunautaires croissent et les risques de guerres civiles et d’affrontements armés augmentent.

Au-delà de la situation dramatique subie par les Ivoiriens, du spectre de la guerre civile et de possibles conflits violents, du blocage actuel de la Côte d’Ivoire, deux visions s’affrontent. L’une est souverainiste, ethno-nationaliste et anticoloniale sur laquelle joue Laurent Gbagbo plus ou moins appuyée par certains pays africains considérant les Nations unies comme des forces d’ingérence et ayant le souvenir de la position africaine pro-apartheid et française de Félix Houphouët-Boigny ; l’autre est internationaliste et légaliste sur laquelle s’appuie Alassane Ouattara et qui est soutenue par les Nations Unies et les puissances occidentales. Dans le dossier complexe et dramatique de la Côte d’Ivoire, il faut ainsi différencier les questions de légalité et de légitimité des questions de rapports de force internes et de géopolitiques internationales et les aspirations et positionnements des populations. La majorité de la population ivoirienne qui a massivement voté dans des conditions de vote très correctes est lasse de la ni guerre/ni paix qui dure depuis 10 ans. Elle veut retrouver un pays pacifié avec à sa tête un dirigeant capable de redresser l’économie et d’assurer l’unité territoriale.

Une situation qui demeure bloquée sur le plan politique et économique

La situation politique et institutionnelle mais également économique et financière de la Côte d’Ivoire demeure bloquée et est en prise aux exactions perpétuées par les milices de Laurent Gbagbo qui ont fait au moins 260 morts selon les Nations unies et plus selon Human rights Watch avec des possibles charniers. Le temps s’écoule en Côte d’Ivoire sans perspectives nouvelles. Comme le dit Amadou Hampâté Bâ aux Occidentaux : « Nous avons le temps et vous avez la montre ».
L’économie ivoirienne est paralysée. On estime à plus de 500.000 les pertes d’emplois. Les départs des immigrés ont été importants. Les grands groupes peuvent faire le gros dos. Certains, notamment français (Bouygues, Bolloré, Total), ont bénéficié de contrats importants avant les élections et ne sont pas prêts à répondre aux injonctions politiques d’asphyxie de Laurent Gbagbo. Celui-ci prend des mesures symboliques de réquisition des filiales bancaires de la Société générale ou des filiales de la BNP ou de nationalisation des filières de cacao. La situation est catastrophique pour les PME où les Libanais mais également les Ivoiriens ont un rôle central. Les filières de cacao et de café sont en crise (1,2 millions tonnes soit 40% des exportations mondiales). Le port d’Abidjan a vu son trafic se réduire de moitié. Les primes de risques des grands groupes ont flambé. L’administration est divisée et paralysée. Cette situation rétroagit sur tous les pays enclavés de la région de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).

Chacun des protagonistes dispose d’armes différentes

La légalité interne et la légitimité internationale sont du côté de Alassane Ouattara mais Laurent Gbagbo dispose de la force, de la puissance du feu et d’une légitimité auprès d’une partie de la population du Sud qui est persuadée qu’il a gagné et (ou) qu’il est victime d’un complot étranger et y voit une ingérence voire une recolonisation de la Côte d’Ivoire.

Laurent Gbagbo joue sur la lassitude de la communauté internationale, sur les fissures au sein des pays africains et de la communauté internationale, sur l’histoire coloniale et post-coloniale mais aussi sur les risques de guerres civiles et d’affrontements entre armées. Il dispose de nombreuses armes : un art consommé de la manipulation, le soutien des chefs d’Etat major de l’armée et plus exactement des forces spéciales de sécurité (environ 4000 à 5000 fidèles), la possibilité de faire jouer les escadrons de la mort ou des milices et les jeunes patriotes de Charles Blé Goudé et de jouer ainsi sur la peur ; mais il peut également compter sur l’appui de l’Angola et des mercenaires libériens, sur la manipulation de l’information par son contrôle des médias, et sur le chantage sur les immigrés des pays voisins… Il s’appuie sur un discours ethno-nationaliste et populiste vantant une seconde décolonisation et indépendance et dénonçant les candidats de l’étranger et instrumentalise l’ethnicité.
La séduction d’un discours africain et résistant contre le monde occidental de type Robert Mugabe, renforcé par les ingérences internationales, est grande auprès de certains Africains (intellectuels ou sous-prolétariat urbain). Avec habileté, Laurent Gbagbo a signé des contrats avant les élections avec les grands groupes français (Bouygues, Bolloré, Total) ; il dispose de réseaux France/Afrique qu’il sait activer et il joue sur la menace concernant la sécurité des 15.000 Français (dont 60 % de binationaux). Il sait jouer de l’argumentaire du deux poids deux mesures en notant le caractère non démocratique de nombreux régimes africains qui le condamnent.
Les gels des avoirs de la part de l’Union européenne, les menaces de la Cour pénale internationale (CPI), les ultimatums pour son départ ont plutôt renforcé sa stature de résistant.

Alassane Ouattara a, quant à lui, gagné au début la bataille diplomatique. Il veut gagner la bataille de l’asphyxie économique et financière. Il a la légitimité de la victoire électorale mais a mobilisé peu longtemps ses partisans dans la rue et a fait des effets d’annonce non suivis d’actions concrètes. Il a la plus grande légitimité auprès de la communauté financière internationale pour redresser l’économie et les finances du pays. Mais il a été relativement absent en dehors de déclarations verbales et n’a pu montrer sa posture de chef d’Etat étant dépendant de la protection de l’Opération des Nations-unies en Côte-d’Ivoire (ONUCI). Il bénéficie des Forces nouvelles (estimées entre 5000 et 10 000 hommes) auxquelles il faut ajouter la garde prétorienne des « com zones ». Il peut recevoir des appuis africains de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à l’exception du Ghana. Il peut surtout bénéficier de l’assèchement économique et financier de Laurent Gbagbo du fait de l’affectation des comptes de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ou du boycott des exportations du cacao et du café.
Laurent Gbagbo a besoin de 70 milliards FCFA par mois pour payer les fonctionnaires et les militaires, or il a hypothéqué pour deux ans les recettes pétrolières (110 milliards FCFA) et risque de ne pas bénéficier des recettes cacaoyères (329 milliards FCFA). La bataille économique a conduit à la réquisition de banques étrangères et à la nationalisation de la filière caco de la part de Laurent Gbagbo.

Plusieurs scenarii restent possibles

Le départ de Laurent Gbagbo « à la haïtienne » paraît plus que jamais très improbable. On voit mal accepter par ce dernier un gouvernement de compromis et d’union nationale avec Alassane Ouattara comme président (solution préconisée par Raila Odinga).
Une cohabitation de type zimbabwéenne ou de type kenyane a montré ses limites et la médiation de Raila Odinga mandatée par l’UA a échoué.
Un affrontement entre les forces nouvelles et l’armée loyaliste, appuyée par l’Angola et les mercenaires libériens, présenterait des risques très élevés de guerre civile et engendrerait des coûts considérables non seulement pour la Côte d’Ivoire mais également pour la région. Il paraît impossible que la CEDEAO puisse mobiliser les 20.000 hommes dont elle aurait besoin pour affronter les troupes fidèles à Laurent Gbagbo.
Une opération ciblée éclair concernant Laurent Gbagbo de type Entebe, l’ancienne capitale de l’Ouganda, est peu réalisable du fait du système de protection assuré notamment par les Israéliens.
Une partition du pays en deux conduirait à un retour à la case départ et entérinerait une opposition entre le Sud économiquement utile et le Nord enclavé. Un coup d’Etat militaire est toujours possible même si Laurent Gbagbo contrôle les forces spéciales de sécurité, l’armée n’est acquise qu’au niveau des chefs d’Etat major proches de Gbagbo.
De nouvelles élections auraient pu être proposées par le Conseil constitutionnel mais on reviendrait à la case départ alors que les élections ivoiriennes ont été les plus chères que l’on ait connues dans le monde. Le clan de Laurent Gbagbo propose un recomptage des voix alors que celui-ci a été plusieurs fois réalisé. De nouvelles élections partielles pourraient être envisagées dans les zones les plus litigieuses.
L’étranglement économique et financier a des coûts élevés pour les populations mais il peut asphyxier le « système » Gbagbo. Les mouvements populaires ont été jusqu’à présent limités malgré les effets de contagion possibles des révoltes du Maghreb et du Moyen-Orient et ils demeurent très risqués vu le déploiement des armes mais ils pourraient se développer avec le non-paiement des fonctionnaires, la flambée des prix notamment alimentaires et la montée du chômage. C’est par ces mouvements qu’Alassane Ouattara aura sa forte légitimité même si jusqu’à présent les masses ont peu répondu à son appel du fait de la peur justifiée des armes.

La solution d’un troisième homme ?

Tout a été fait, jusqu’à présent, pour éviter le scénario du pire, celui de la guerre civile mais celle-ci menace malgré les forces d’interposition de l’ONUCI et de la Licorne. Les « décisions contraignantes » de l’UA tardent et risquent d’échouer à nouveau. Quoiqu’il en soit du maintien au pouvoir d’un des deux protagonistes, il paraît évident avec le temps que sa présidence future manquera de légitimité interne vue l’histoire récente et qu’il aura beaucoup de mal à reconstruire et réunifier son pays. Les défis de l’après crise et conflits à relever sont considérables. Le pouvoir en place devra réaliser une pacification durable, la construction d’une armée nationale, le désarmement de la population, une reconstruction économique et une unification territoriale avec l’adhésion de la population. On peut, dès lors, imaginer que, face à l’impasse, le choix d’un troisième homme prenant le pouvoir de manière intérimaire émerge avec la lassitude de la population ivoirienne et le soutien de l’armée, et soit en définitive la moins mauvaise des solutions.

Peu de pays ont autant mobilisé de financement et d’efforts de la communauté internationale pour sortir de la crise. Chacun sait qu’une crise durable ou des affrontements violents concerneraient toute l’Afrique de l’Ouest. *

*Article mis à jour le 11/03/2011 par l’auteur suite à la remise du rapport du panel des cinq chefs d’Etat mandatés par l’UA au Conseil de paix et de sécurité de l’organisation.
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