ANALYSES

Violence anti-Ahmadie et état de l’intolérance religieuse en Indonésie

Tribune
3 mars 2011
Par Romain Bartolo, diplômé du master en Contre-terrorisme (Monash University - Australie) et du master Sécurité internationale et défense (Université Jean Moulin Lyon 3)
De violentes attaques dans la province de Banten, Java-Ouest

Les violences ont éclaté le 6 février lorsque 1500 individus ont pris d’assaut la mosquée Ahmadiyah à Pandeglang. Des extrémistes se sont opposés et attaqués aux Ahmadis pour leur interprétation des textes de l’islam, qu’ils jugent déviante. Les attaques ont eu lieu dans un petit village de Java occidentale, un foyer traditionnellement hostile au gouvernement central de Jakarta, et bastion historique du Darul Islam , un mouvement islamiste de résistance des années 1950. Les émeutes ont causé trois morts ainsi que des dizaines de blessés. Des vidéos disponibles sur internet montrent que cet épisode de violence n’a pas entraîné de réaction dynamique des forces de police, pourtant présentes sur les lieux (1).

L’ahmadisme en Indonésie : une secte déviante de l’islam ?

Ces actes s’insèrent dans un plus large contexte de violences et de discriminations commises à l’égard de la minorité ahmadie d’Indonésie. Par le passé, Sumatra et Sulawesi furent déjà des théâtres de violence anti-ahmadie. Fondé en 1889 par Mirza Ghulam Ahmad dans ce qui est devenu le Pakistan, ce mouvement religieux islamique accepte les textes sacrés tout en se dégageant de la communauté des croyants. Son fondateur considérait que le Prophète Mahomet n’était pas le dernier, et s’auto-proclamait comme tel. De nos jours, l’Indonésie compte une communauté ahmadie d’environ 200 à 300.000 membres.
Depuis son accession à l’indépendance en 1945, l’Indonésie – le pays contenant la plus grande proportion de musulmans au monde – a dû faire face au rôle de l’islam soutenu par les grandes formations politiques islamistes. Malgré l’instauration par Soekarno d’une idéologie d’Etat laïque – Pancasila –, l’islamisme, en tant qu’idéologie politique, a joué un rôle significatif dans les affaires de politique intérieure. Depuis quatre décennies, les groupes religieux extrémistes, mais aussi des membres du gouvernement, ont constamment accusé les Ahmadis de constituer une secte déviante et hérétique qui ne respecte pas les enseignements du Prophète. L’une des conséquences notoires de la présence de ces partis islamistes influents sur la scène nationale reste la tension continue avec les minorités religieuses, telles que les Ahmadis.
Plus récemment, en juin 2008, et dans un souci de ne pas aliéner l’aide radicale de l’opinion publique musulmane, le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono signait un décret ayant pour principale conséquence l’isolement de la minorité ahmadie. La disposition majeure du décret stipulait « l’arrêt de la propagation d’interprétations et d’activités déviantes des enseignements de l’islam incluant la diffusion de la croyance selon laquelle il y a un autre prophète après le Prophète Mahomet » (2). Au lieu de réduire la violence, ce décret a généré une augmentation des actes violents à l’encontre de la minorité ahmadie, puisque cinquante incidents ont été recensés sur l’archipel indonésien en 2010.

La réponse des organisations non gouvernementales : promouvoir la garantie de la liberté de religion en Indonésie

L’ONG Human Rights Watch s’est particulièrement exprimée sur la situation des Ahmadis en Indonésie et sur le danger que représenterait une éventuelle interdiction de leurs pratiques, comme l’exigent certaines personnalités politiques. Dans une lettre ouverte au président indonésien datée du 3 novembre 2010, Phil Robertson – Directeur adjoint de l’ONG – appelait publiquement les autorités indonésiennes à suspendre ce décret (3). Human Rights Watch affirme qu’un tel décret viole à la fois la liberté de religion garantie par la Constitution indonésienne ainsi que le pacte international relatif aux droits sociaux et politiques des Nations unies. Il est d’autant plus compliqué de suspendre ce décret que de puissants personnages et institutions, comme le Ministre de la religion Suryadharma Ali et le Conseil indonésien des oulémas, ont accusé les Ahmadis d’être à la source des violences et ont appelé à l’interdiction de leur culte.

Vue générale sur l’intolérance religieuse actuelle en Indonésie : violence contre les minorités religieuses ahmadis et chrétiennes

Selon l’Institut Setara pour la Démocratie et la Paix basé à Jakarta, 286 attaques contre les Ahmadis, chrétiens et autres minorités ont été recensées en 2010 (4). Le 8 février dernier, soit deux jours après les attaques anti-ahmadis, deux églises chrétiennes ont été brulées. Les protestations ont été menées à l’instigation d’extrémistes révoltés par la condamnation d’un homme de confession chrétienne, qu’ils jugeaint trop clémente. Ce dernier fut condamné à cinq ans d’emprisonnement pour avoir distribué des pamphlets jugés insultants envers l’islam. Les manifestants réclamaient la peine de mort. Par ailleurs, au-delà de la question du blasphème, c’est notamment la christianisation et le prosélytisme des évangélistes qui ont engendré la colère des formations islamistes telles que le Front des défenseurs de l’islam (FPI, Front Pembela Islam), ainsi que celle des milices. La crainte de la christianisation de l’Indonésie est devenue un puissant point de rassemblement des extrémistes non-violents et des partisans de l’action violente (5). D’importants conflits entre Musulmans et Chrétiens ont engendré bains de sang et escalade mutuelle dans la terreur, allant de décapitations d’écolières aux incendies volontaires d’églises et de mosquées. Les tensions à Sulawesi et aux Moluques ont généré plus de 3.000 victimes entre 1999 et 2002.

Le procès d’Abou Bakar Bashir comme l’apogée des tensions inter-religieuses

En août 2010 , Abou Bakar Bashir fut arrêté pour la troisième fois par la police indonésienne. Les charges qui pesaient contre lui faisaient état de soutien au terrorisme et de financement d’un camp d’entraînement à Aceh, au nord de Sumatra (6). Cette fois-ci, cet extrémiste de longue date, ancien membre du Darul Islam et leader spirituel de la Jemaah Islamiyah, est poursuivi pour sept chefs d’accusation pouvant le condamner à la peine capitale, selon la législation en vigueur après octobre 2002. Abou Bakar Bashir entretient des antécédents avec l’islam radical, le jihadisme et la prison depuis les années 1970. Il a, en 1971, co-fondé avec Abdullah Sungkar une pesantren – école coranique – près de Solo, à Java-centre, qui s’est révélée être un centre de recrutement et d’endoctrinement majeur pour de futurs membres de la Jemaah Islamiyah . A la suite des attentats de Bali en octobre 2002, Bashir avait déjà été jugé en tant que leader spirituel du groupe terroriste responsable des attentats appelant ouvertement au jihad armé et soutenant la lutte idéologique engagée par Oussama ben Laden. Malgré les preuves confessées par des membres de la Jemaah Islamiyah détenus à Singapour, les accusations de terrorisme furent abandonnées, et Bashir ne fut condamné que pour des délits mineurs. Le nouveau procès de cet orateur charismatique reste sensible, et symbolique de l’extrême difficulté qu’ont les autorités indonésiennes à gérer les problématiques liées à l’extrémisme politique en temps de crise inter-religieuse.
Cependant, en raison d’un climat particulièrement tendu, son éventuelle condamnation sera minutieusement surveillée car elle pourrait aggraver davantage les conflits intercommunautaires actuels. Bien que ce partisan de l’islam radical de 72 ans ne joue plus un rôle significatif dans les cercles jihadistes indonésiens, il demeure malgré tout « une célébrité et un symbole de défiance à l’Occident pour de nombreux groupes islamistes » (7). Programmé au 10 février dernier, son procès a déjà été ajourné et repoussé à une date ultérieure. Attendu de longue date, il pourrait avoir une incidence considérable sur l’avenir d’une Indonésie tolérante, multiconfessionnelle et multi-ethnique.

(1) Diverses vidéos sont disponibles sur Internet. En revanche, leur extrême violence nous empêche de fournir un lien.
(2) Human Rights Watch, “Indonesia: Revoke Decree Against Religious Minority”, 7 February 2011
(3) Human Rights Watch, “Indonesia: Guarantee Freedom of Religion and Stop Attacks on Ahmadiyah; Letter to President Susilo Bambang Yudhoyono”, 3 November 2010
(4) Bellman, Eric, “Blasphemy Sentence Sparks Riot”, Wall Street Journal, 9 February 2011
(5) International Crisis Group, “Indonesia: Christianisation and Intolerance”, Asia Briefing n°114, 24 November 2010
(6) Osman, Sulastri, « Indonesia’s Trials and Tribulations : the Case of Abu Bakar Ba’asyir », RSIS Commentaries 15/2011, 10 February 2011.
(7) Jones, Sidney, « What is the state of Indonesia’s fight against terror », CNN, 13 August 2010.

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