ANALYSES

UE : pourquoi un tel déficit démocratique ?

Tribune
7 mai 2009
Le déficit démocratique de l’Europe communautaire est-il le fruit du hasard ? Paul Magnette a apporté des éléments de réponse dans un ouvrage clé : L’Europe, l’Etat et la démocratie .(4)

Dès la fin des années 1940, explique-t-il, l’invention du modèle communautaire apparaît comme le fruit d’une stratégie de contournement, un palliatif de l’impossible grande stratégie fédéraliste et politique. « Ce qui caractérise la voie mineure de la construction européenne, c’est l’occultation de la première alternative, opposant fédéralistes et souverainistes, et la domination des deux autres (les partisans du politique et les avocats du fonctionnel). La relance orchestrée par Schuman procède en effet de la conviction de quelques activistes, dont Monnet est la figure centrale, selon laquelle le projet européen ne peut avancer que si l’on éteint les polémiques politiques autour des institutions, forcément sensibles parce qu’elles touchent aux concepts et aux symboles, pour se concentrer sur le contenu de la coopération. Le changement de stratégie consiste à privilégier le fond sur la forme, avec l’espoir secret que celui-là entraîne celui-ci.» (5)

Après la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, l’échec de la Communauté Européenne de Défense illustre a contrario les difficultés de la voie majeure. Ce qui incite à laisser volontairement de côté les questions institutionnelles qui pourraient fâcher. Finalement, le moment fondateur de la Communauté européenne (1948-1969) apparaît comme une période d’invention empirique, de tâtonnements et de compromis. Il en résulte une construction européenne, marquée par l’importance accordée au droit, la construction d’un marché commun et la coopération politique.

Paul Magnette pose d’intéressantes questions : « On peut s’interroger sur l’attitude des gouvernements. Sont-ils si hostiles aux avancées jurisprudentielles que le donne à penser la représentation concurrentielle ? Sont-ils véritablement incapables de prévenir l’activisme judiciaire et contraints de le subir ? Et leur inertie ne trahit-elle pas parfois une forme de bienveillance à l’égard de décisions qui leur conviennent et qu’ils n’auraient pas eu les moyens de prendre ? » (6)

En fait, une « élite » agissante, unie par une culture des intérêts communs, a utilisé des registres peu politisés, le droit en l’occurrence, pour promouvoir les institutions et les politiques supranationales. Pourquoi est-ce possible ? « L’attitude bienveillante des États à l’égard de la Cour [de justice des Communautés européennes] s’explique sans doute par le fait que leurs dirigeants trouvent un intérêt dans son œuvre normative. » (7) Ce mode de fonctionnement est, en fait, un moyen indirect de se garantir des autres partenaires. Ce peut-être aussi, le fruit d’une forme de « complicité » entre « élites ». Ce qui ramène à de plus justes proportions bien des envolées du jeu politique national.

De la même manière, le mode de relations entre les politiques et les technocrates communautaires est davantage marqué par de nombreux signes de volonté coopérative plutôt que concurrente. « Dans le long terme, la promotion des doctrines de dérégulation et de privatisation n’est pas l’effet direct de la Commission [européenne], qui connaît elle-même des différends à ce propos en son sein, mais le résultat d’une convergence progressive des élites politico-économiques autour de ces objectifs et moyens. On observe ici un processus très largement similaire à celui qui a conduit à l’Union monétaire : des élites nationales converties aux credos libéraux ont utilisé la Commission [européenne] pour mener des politiques qu’ils ne se croyaient pas capables d’imposer eux-mêmes. Les administrations nationales, qui trouvent dans cette connivence avec la bureaucratie communautaire une source d’indépendance à l’égard de leurs gouvernements respectifs, ont été particulièrement actives dans cette dynamique, comme les acteurs économiques, qui y trouvaient un avantage en s’affranchissant des réglementations nationales. Mais les gouvernements ne peuvent pas prétendre avoir été doublés par d’autres segments de leurs États, puisque c’est à eux qu’il incombe de prendre les décisions qui consacrent ces choix. Ils ne peuvent prétendre être victimes de l’extension du vote à la majorité, qu’ils ont eux-mêmes décidée, et à laquelle l’ombre du veto leur permettait encore, s’ils excipaient d’un intérêt vital, d’échapper. Il s’est agi, en somme, d’une externalisation de la contrainte, voulue par les États, ou au moins des segments significatifs des États, qui a d’autant mieux permis de se libérer des contraintes nationales qu’elle s’est opérée sur un mode très technique et, en vertu de son langage juridique, à prétention objective. » (8) Nombre des responsables concernés sont conscients des limites du procédé, mais comment résister à la tentation ?

L’élargissement de 2004 n’a pas produit le coup de « baguette magique » tant attendu pour mettre fin au « déficit démocratique » de l’Union européenne. Bien au contraire, puisque la plupart des nouveaux pays membres affichent alors une faible participation. Si les pays d’Europe centrale et orientale venaient à prendre l’habitude, comme le Royaume-Uni, d’une participation moyenne inférieure à 37%, cela deviendrait une véritable difficulté pour la légitimité du Parlement européen. Or, l’Autriche démontre qu’une adhésion récente peut rapidement déboucher sur une participation modeste.

Et si le déficit démocratique n’était qu’une sorte d’effet boomerang, c’est à dire le résultat politique du mode de production historique de la Communauté économique européenne puis de l’Union européenne ? Le mode non-dit d’externalisation de la contrainte a fini par (re)trouver la limite qu’il entendait pourtant contourner : la population. Pour ne pas écrire le peuple souverain. Celui-ci n’est-il pas, finalement, moins dupe qu’une part des dirigeants aimerait le croire ? La faible participation n’est-elle pas une forme de stratégie d’échappement ? En juin 2009, les élections pour le Parlement européen vont-elle permettre de renforcer le lien entre les citoyens et l’Europe communautaire ?

(1) Pierre Verluise a récemment publié : 20 ans après la chute du Mur. L’Europe recomposée, Paris, Choiseul, 2009 et Fondamentaux de l’Union européenne. Démographie, économie, géopolitique, Paris, Ellipses, 2008.
(2) Pierre Verluise, La participation à l’élection du Parlement européen de l’Union européenne élargie.
Actualités européennes, IRIS, n°25, mars 2009, 5 p.
(3) Le 14 février 2000, la « Déclaration relative à l’avenir de l’Union » adoptée par la Conférence des représentants des gouvernements des États membres, convoquée à Bruxelles précise : « La Conférence reconnaît la nécessité d’améliorer et d’assurer en permanence la légitimité démocratique et la transparence de l’Union et de ses institutions, afin de les rapprocher des citoyens des États membres ». La Convention placée sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing est notamment conçue pour apporter un début de solution à ce déficit maintenant officiellement admis.
(4) Paul Magnette,
L’Europe, l’Etat et la démocratie. Le Souverain apprivoisé, Bruxelles, Complexe, 2000, 262 p.
(5)
Ibid p. 44.
(6)
Ibid. page 80.
(7)
Ibid. page 96.
(8)
Ibid. p. 127.