ANALYSES

Freiné dans la lutte antiterroriste, le Zimbabwe va-t-il sortir de l’ornière de l’embargo ?

Tribune
17 mai 2022
Par Frédéric Lejeal, journaliste, essayiste, politologue, auteur du "Déclin franco-africain, l’impossible rupture avec le pacte colonial" (L’Harmattan, 2022)


Alors que les regards sur la lutte antiterroriste en Afrique se focalisent sur la région ouest-africaine, singulièrement le Sahel, la montée du fondamentalisme islamiste ne connaît aucun répit sur le versant est du continent. Celle-ci reste plus que jamais incarnée par le groupe Ahlu Sunna wal Jamaa (« Les adeptes de la tradition du Prophète »). Depuis son apparition fin 2017, ce mouvement affilié à l’État islamique (EI) depuis 2019, était resté cantonner dans son fief de Cabo Delgado, province de l’extrême-nord du Mozambique près de la frontière tanzanienne, région longtemps oubliée par le gouvernement central de l’ex-colonie portugaise comme de son essor économique au lendemain de la guerre civile, en 1992. Par leur violence, les actions de ce groupe ne sont pas sans rappeler celles de Boko Haram, au Nigéria : décapitations, enlèvements, destruction de villages, prise de ville à l’instar de Mocimboa da Praia en août 2020, ou de Palma, plus au nord, en mars 2021. Objectif : libérer les zones d’intervention de toute présence gouvernementale et imposer un dessein rigoriste emmené par la charia.

Depuis plusieurs mois cependant, ce rayon d’action s’étend et gagne la sous-région à la faveur d’alliances nouées avec d’autres mouvances djihadistes locales. La Tanzanie déplore plusieurs attaques de haute intensité sur son territoire. La région des Grands Lacs n’est pas épargnée. En Ouganda, des rapprochements se font jour avec l’Allied Democratic Forces (ADF). Le Zimbabwe, qui partage plus de 1.000 km de frontières avec le Mozambique, pays qui lui assure par ailleurs un accès à la mer, est également clairement inquiété. Dans une récente interview au quotidien La Libre Belgique, son président, Emmerson Dambudzo Mnangagwa, évoque la volonté claire des fondamentalistes d’Ahlu Sunna wal Jamaa d’installer un califat dans toute l’Afrique australe[1].

Contrairement à la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), dont l’action est peu lisible dans la lutte antiterroriste au Sahel, la Southern African Development Community (Sadc) ne reste pas les bras croisés. Après plusieurs mois d’errements et de tâtonnements, l’organisation qui chapeaute l’Afrique australe est parvenue, au terme d’un sommet extraordinaire organisé à Maputo, en juin 2021, à monter la SADC Mission in Mozambique (Samim). Cette force d’intervention regroupe huit pays de la sous-région[2], lesquels travaillent en étroite collaboration avec les Forces armées et de défense du Mozambique (FADM). Le Rwanda apporte parallèlement sa contribution. Une collaboration qui s’est avérée fructueuse. Elle a notamment permis la reprise de Mocimboa da Praia, en août 2021. Les éléments rwandais protègent, par ailleurs, le périmètre du gigantesque projet gazier que Total-Énergie doit mettre en œuvre sur la presqu’île d’Afungi, au large de Palma. Depuis sa création, cette force régionale n’a pas démérité. De nombreux djihadistes ont été neutralisés. Des zones et des villages ont été reconquis.

Cette réponse s’avère néanmoins insuffisante pour contenir une menace globale. Elle se trouve, de surcroît, limitée dans son élan par la situation spécifique du Zimbabwe, pays incapable de porter le fer aux côtés de ses partenaires en raison de l’embargo qui pèse sur son commerce d’armements depuis 2002. Cette décision de la communauté internationale, États-Unis et Union européenne (UE) en tête, avait été prise en réaction à la dégradation du contexte intérieur et à la répression du régime catatonique de Robert Mugabe (1987-2017) sur ses opposants dans le cadre de la présidentielle organisée, en février de la même année. Alors que le « Père de l’indépendance » est décédé le 6 septembre 2019 à 95 ans, moins de deux ans après son renversement par un coup d’État pacifique en novembre 2017, ces sanctions courent toujours. Bien que le gel des avoirs de nombreuses personnalités proches de l’ancien président a été levé, l’embargo sur les armes reste en vigueur. Il vise principalement la Zimbabwe Defence Industries, principal acteur du marché national. Tout en reconnaissant des avancées notables dans l’ouverture du dialogue politique dans le pays entre l’Union nationale africaine du Zimbabwe – Front populaire (Zanu-PF), parti présidentiel historique, et ses adversaires, ainsi que les réformes économiques engagées par le successeur de Robert Mugabe, le conseil de l’UE a prolongé ces sanctions, en février 2022. Une position que l’instance européenne s’est dite prête à reconsidérer à tout moment « en fonction de l’évolution du pays »[3].

Des mesures adoptées il y a vingt ans dans le contexte de décrépitude du régime Mugabe font-elles encore sens aujourd’hui ? Toujours est-il qu’elles empêchent Harare de prêter main-forte à un partenaire historique et altèrent la cohésion de la lutte antiterroriste dans la région. Alors que le mandat de la Samim a été prolongé, en janvier dernier, à l’occasion d’un nouveau sommet la SADC à Lilongwé, au Malawi, l’un de ses membres les plus impactés par la dégradation du contexte est freiné dans ses capacités, y compris pour assurer sa propre sécurité, au grand dam du président mozambicain, Filipe Jacinto Nyusi, farouche partisan de la fin de l’embargo[4]. Contraint dans son effort, Harare n’a pu envoyer pour l’instant que 304 instructeurs pour former l’armée mozambicaine.

Certaines évolutions apparaissent. Si les États-Unis campent toujours sur leur position, Bruxelles semble de plus en plus réceptive à ces arguments. Depuis plusieurs semaines, le Portugal, l’Espagne et la France s’emploient à convaincre les Pays-Bas et la Suède, les deux derniers pays européens réticents à une levée des sanctions en raison du putsch de 2017, à revoir leurs positions. Président de l’UE depuis janvier, Emmanuel Macron s’active en ce sens. L’intérêt pour Paris de permettre la montée en puissance de la SADC est évident au regard du projet de Total-Énergies. Or, si l’armée rwandaise est parvenue à libérer et à sécuriser le futur site d’exploitation du gaz naturel liquéfié, elle ne peut pas pour autant se démultiplier pour combattre les djihadistes. Permettre de réarmer le Zimbabwe est, par extension, le gage du renforcement des capacités de l’organisation sous-régionale. Les pourparlers sur ce dossier doivent s’accélérer au cours des prochaines semaines sur fond de normalisation de la vie politique zimbabwéenne. En mars dernier, des élections législatives et municipales partielles se sont, en effet, déroulées sans heurts et sans contestations de l’opposition. Un panel d’observateurs internationaux provenant de onze ambassades, dont celles des pays européens encore critiques envers le régime Mnangagwa, avait été déployé pour contrôler le scrutin.

Pour sa part, Emmanuel Macron, réélu le 24 avril, doit recevoir son homologue en visite officielle à Paris comme il s’y était engagé, en cas de nouveau mandat, lors d’un entretien sur la situation de Cabo Delgado en marge du sommet Union européenne – Union africaine, à Bruxelles, en février dernier. Une levée de l’embargo pourrait être annoncée à cette occasion.

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[1] « Les fondamentalistes veulent installer un califat en Afrique australe », Interview d’Emmerson Mnangagwa, La Libre Belgique, Hubert Leclercq, 15 février 2022.

[2]  Angola, Botswana, République démocratique du Congo, Lesotho, Malawi, Afrique du Sud, Tanzanie, Zambie.

[3] Conseil de l’Union européenne, Secrétariat général du Conseil, Situation du Zimbabwe, 17 février 2020.

[4] Sanctions : president Nyusi hails Zim resilience, The Herald, 12 février 2022.

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Carte réalisée par Antoine Diacre, Victor Pelpel et Marc Verzeroli à l’IRIS.
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