ANALYSES

La mer, un enjeu de plus en plus géopolitique

Interview
11 mai 2022
Le point de vue de Julia Tasse
 

À l’heure où les ambitions maritimes en Indopacifique se cristallisent, où l’Europe entend se doter d’une nouvelle boussole stratégique, alors que la France s’interroge sur les déterminants de sa puissance et sur sa souveraineté, les espaces maritimes constituent un enjeu géopolitique considérable et révèlent de nouvelles ambitions stratégiques. Connectivité numérique, biotechnologies, énergies renouvelables, surexploitation, trafic et pollution…, les défis autour du poumon du monde sont nombreux. Pourquoi la mer est-elle au cœur des enjeux de pouvoir et de gouvernance ? Clé de voûte du système climatique, les États en ont-ils pris la mesure ? Le point avec Julia Tasse, chercheuse à l’IRIS, responsable du Programme Climat, énergie et sécurité. Elle vient de publier avec Sébastien Abis « Géopolitique de la mer » (Eyrolles).

Pourquoi parle-t-on de plus en plus de la mer comme un enjeu géopolitique ?

Bonne question. La réponse est multifactorielle. D’une part, nous arrivons aux limites de l’exploitation possible sur Terre, et, face aux besoins des populations et aux enjeux politiques associés, nous tournons notre regard vers ce qu’il reste d’exploitable, la mer. On peut ici lister une première raison à cet intérêt pour l’océan, une raison économique. On assiste à une course aux ressources marines, des bancs de poissons aux métaux critiques en passant par l’exploitation de pétrole et de gaz offshore. Toute activité économique nécessitant un cadre stable et normé, on s’attache alors à réglementer l’espace maritime plus qu’il ne l’est déjà. Ces activités économiques ravivent des contentieux historiques et servent parfois de justifications aux volontés de contrôle de zones maritimes. La politique du fait accompli se retrouve régulièrement quand on parle de géopolitique de la mer.

Cette politique du fait accompli répond aussi et surtout à des velléités politiques. En effet, il y a un reflet en mer du retour de la puissance et cela passe notamment par des investissements militaires : les flottes navales se renforcent, s’étoffent de plus de navires de haute mer et de sous-marins. La Chine est un exemple frappant, sa flotte militaire s’est considérablement développée depuis quelques décennies. Des zones de tension, comme l’Indopacifique, sont au cœur des travaux de recherche de nombreuses institutions, ce qui montre le retour de l’espace océanique comme lieu de pouvoir.

On a également compris, et c’est au cœur de l’ouvrage que nous proposons, que la mer était la clé de voûte du système climatique, dont notre survie dépend, et de notre économie mondialisée. Voir se dégrader l’océan nous alerte et nous mobilise. La mer est un déterminant de la continuité de nos modes de vie. Cette problématique génère une attention toute particulière de grands États maritimes, mais également des sphères onusiennes, qui sont au cœur de la gouvernance des océans et sont chargées d’une meilleure gestion de cet espace commun.

Justement, à quelles règles de gouvernance la mer est-elle soumise ? Avec quelles conséquences ? Sont-elles suffisantes ?

L’océan se divise en plusieurs grands ensembles. Pour les simplifier (si vous voulez en savoir plus, n’hésitez pas à consulter notre ouvrage), voici une schématisation. Les espaces maritimes proches des côtes dépendent des États littoraux, et sont soumis aux lois et normes nationales. Une zone plus étendue, dite « zone économique exclusive » donne à l’État littoral des droits sur les activités économiques qui s’y tiennent. Plus loin, on trouve les eaux internationales, où les activités humaines sont régies par des conventions internationales (sur la pêche, sur les droits de l’homme …) et par l’État dont le navire bat le pavillon.

La gouvernance de l’océan est donc effectivement complexe et fragmentée. Les responsabilités des États varient, de la gestion de l’ensemble d’une zone à la veille, la recherche et le secours de navires en détresse en passant par la régulation des activités du navire. La première chose dont il faut prendre conscience est que, malgré cet arsenal de règles, il est très difficile pour les États et les agences internationales de savoir exactement ce qui se passe en mer. La fragmentation de la gouvernance complexifie d’autant plus la régulation, les intérêts contradictoires des États aussi. Je ne dirais pas que ces règles sont insuffisantes, mais nos moyens, à l’échelle planétaire, de les faire respecter le sont. Par ailleurs, les eaux internationales étant régies par des conventions, toute modification nécessite une concertation globale, allongeant les délais de mise en œuvre. C’est au sein des négociations autour de ces conventions que les jeux de pouvoir s’expriment.

La mer fait face à de nombreux enjeux dont celui de sa plastification qui devient écologiquement insoutenable. Les États et instances internationales en ont-ils pris la mesure ?

Les États et les instances internationales ont pris la mesure de l’urgence d’agir. Ce qu’on appelle l’Anthropocène se définit partiellement par l’empreinte des Hommes sur la Terre, qui se matérialise notamment par la présence de plastique partout, jusque dans les couches sédimentaires que plus tard les géologues étudieront pour comprendre l’évolution de la planète. Plus nous avançons dans nos découvertes, plus nous prenons conscience de l’ampleur du problème plastique. Nous avons d’ailleurs récemment (janvier 2022) établi que la limite planétaire associée a été dépassée.

Mais plus concrètement, il est très difficile de se passer du plastique, pratique, solide, jetable. La pandémie est venue nous rappeler notre dépendance au plastique jetable (masques, gants, dispositifs de tests). Une récente Assemblée des Nations unies pour l’Environnement, qui s’est tenue en février 2022 à Nairobi, au Kenya, a d’ailleurs permis l’approbation d’une résolution visant à mettre fin à la pollution plastique. L’idée est qu’un comité intergouvernemental de négociation se charge de la rédaction d’une proposition d’accord international juridiquement contraignant avant la fin 2024. Cette initiative est enthousiasmante, mais il faut rester réaliste : les chaînes de recyclage ou de traitement du plastique sont globales et faillibles, c’est la production qu’il faut réguler. Or, les intérêts économiques sont considérables, des producteurs aux utilisateurs, pour qui le plastique est moins cher et souvent plus pratique que les autres matériaux. La fin de la pollution plastique doit d’abord passer par une réduction de la production et de l’utilisation plastique, un défi conséquent.

 
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