ANALYSES

L’Union européenne face à la pandémie : une réaction éphémère ou un changement durable de paradigme ?

Tribune
9 mars 2021
Par Gérard Laprat, ancien directeur des affaires constitutionnelles du Parlement européen, enseignant à IRIS Sup’
 


Le 21 juillet dernier, au terme de 4 jours et 4 nuits d’âpres négociations, le président du Conseil européen, Charles Michel annonçait, par le simple mot « DEAL » sur son compte Twitter, un accord entre les 27 sur la mise en place d’un impressionnant plan de relance intitulé « Next Generation » afin de faire face aux effets économiques de la pandémie du Covid-19. Six mois après cette décision, les fonds n’ont pas pu encore être empruntés sur les marchés et encore moins encore distribués dans les États membres. Ce retard n’était pas totalement imprévu.

C’est qu’en effet, ce plan de relance n’a pu être approuvé qu’au travers de marchandages terriblement complexes entre États et institutions de l’Union. Il s’est traduit par l’élaboration de normes juridiques nouvelles et de pratiques novatrices de l’Union, rompant avec le passé en matière de dette et de ressources propres. Il a exigé de tous les acteurs de la négociation des compromis, d’autant plus que les différentes décisions de mise en œuvre relèveront de procédures et d’acteurs institutionnels différents.

C’est pourquoi il est utile de décrypter cette négociation, mais aussi de comprendre ce que signifient ces décisions pour l’avenir de l’Union. En somme, pour reprendre la célèbre formule, il nous faut comprendre de quoi ce plan de relance est le nom.

Il convient tout d’abord de comprendre un peu mieux le meccano institutionnel complexe qui se cache derrière la décision commune prise par les 27 chefs d’État et de gouvernement. Puis, il nous faudra analyser en quoi cette décision peut marquer un vrai changement temporaire ou définitif avec la politique de l’Union européenne des 20 dernières années.  Et enfin, il faudra se demander quelles seront les institutions qui seront amenées à mettre en œuvre ce plan de relance : l’Union trouve-t-elle ainsi en elle-même les moyens de faire face aux conséquences de la pandémie ou devra-t-elle recourir à des instruments autres ?

L’accord des chefs d’État : une décision d’une extrême complexité découlant à la fois des attentes des opinions publiques des différents États et des contraintes juridiques et budgétaires

En réalité, comme souvent, les dirigeants européens n’avaient pas un dossier à trancher, mais bien trois dossiers à arbitrer, complètement interdépendants et tout trois politiquement sensibles. Il fallait décider du plan de relance, sur la base de la proposition de la Commission de 750 milliards d’euros, puis trouver, après des mois de négociations infructueuses, un accord sur le budget de l’Union de 2021 à 2027, et enfin mettre au point un lien juridique entre le respect de l’État de droit par les États et l’octroi de financements de l’Union.

Dans les États, le débat était très vif au sein de l’opinion publique. Beaucoup de dirigeants s’étaient engagés à un plan de relance de l’Union, au plus haut niveau. Le couple franco-allemand était à la manœuvre, appuyant – ou suggérant – les initiatives de la Commission. Des groupes d’États s’étaient constitués, les uns, pour freiner le nouveau mécanisme « État de droit » (Pologne, Hongrie, Estonie), les autres (Danemark, Pays-Bas, Suède et Autriche), pour bloquer toute augmentation du budget pluriannuel et pousser à une mise en place rapide de la législation « État de droit ». Un accord unanime, comme il est d’usage et le plus souvent légalement nécessaire, n’était possible qu’en confectionnant un paquet pouvant donner satisfaction à chacun, sur des revendications pourtant partiellement contradictoires.

Le résultat final, ce fut des conclusions indigestes de 67 pages lançant le plan de relance, reprenant à la fois des précisions budgétaires à l’euro près, une répartition précise entre les États ou les secteurs des possibles financements de l’Union, mais aussi des imprécisions volontaires de vocabulaire sur certains sujets sensibles, comme le mécanisme « État de droit ».

Cependant, l’accord était là, avec 750 milliards sur la table, et surtout la grande nouveauté : l’Union « mutualiserait » sa dette sur les marchés, principe encore refusé par plus de la moitié des États quelques semaines auparavant, et mettrait en place de nouvelles ressources propres pour la garantir.

Ce paquet répondait à la logique bien connue de ce genre de sommet : « Aucun accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout », autrement dit, tous les éléments du paquet sont indissolubles. Un seul point change et l’unanimité disparait, car on s’est attaqué à la ligne rouge d’un participant.

Encore fallait-il convertir ces décisions en textes juridiques permettant leur mise en œuvre. Et c’est là que les choses se sont compliquées. Cinq textes différents étaient jugés indispensables sur le plan juridique pour respecter les Traités :

– une proposition chiffrée de la Commission portant sur le budget pluriannuel (CFP – cadre financier pluriannuel) et reprenant à l’euro près les montants (1074 mds d’euros) convenus au sommet.

– une décision sur les futures ressources propres de l’Union, autorisant en même temps l’Union à emprunter le montant du Plan sur les marchés et à créer de nouvelles ressources lui permettant de garantir le remboursement de sa dette, intérêts compris.

– un règlement instituant un instrument de relance, basé sur l’art.122 du Traité (situation de crise exceptionnelle) et autorisant des dépenses pour des programmes spécifiques en dehors de la procédure budgétaire normale.

– un règlement sur la facilité de relance et de résilience pour déterminer la procédure, les critères et le monitoring des fonds qui seront distribués aux États membres.

– un texte législatif sur le nouveau mécanisme « État de droit » liant l’attribution des fonds au respect de l’État de droit dans les pays récipiendaires.

S’il peut apparaître parfaitement normal d’élaborer les textes législatifs nécessaires à la mise en œuvre des conclusions du Conseil européen, il faut remarquer qu’en l’espèce, les cinq textes requis relevaient d’institutions différentes, de procédures différentes et, pour deux d’entre eux, faisaient appel à l’unanimité.

Le budget pluriannuel (CFP) doit recevoir un accord unanime du Conseil des ministres et un accord du Parlement votant à la majorité absolue de ses membres. La décision sur les ressources propres nécessite un accord unanime au Conseil des ministres et une ratification par chacun des 27 parlements nationaux. Mais seulement un simple avis consultatif du Parlement européen. Le règlement instituant l’instrument de relance doit être approuvé seulement par le Conseil des ministres.

Le règlement sur l’organisation de la distribution des fonds (facilité de relance et résilience) ainsi que le règlement « État de droit et conditionnalité budgétaire » sont adoptés en revanche par la procédure législative normale, associant le Parlement européen votant à la majorité absolue de ses membres et le Conseil votant à la majorité qualifiée (55% des États représentant 65% de la population de l’Union).

On remarque aussitôt trois difficultés :

le calendrier : la complexité de la mise en œuvre législative démontre qu’il y a parfois loin de la coupe aux lèvres entre la décision des chefs d’État et sa mise en œuvre. Si tout se passe comme prévu dans le dialogue à venir entre institutions, y inclut les Parlements nationaux, la Commission ne pourra commencer à recueillir les fonds sur les marchés qu’à l’été 2021, au plus tôt.

la nécessité d’une collaboration loyale entre toutes les institutions européennes et nationales : en effet, chacun des acteurs peut bloquer un des éléments du paquet et donc entraver totalement la mise en œuvre de l’accord du Conseil européen.

On en a eu un exemple dès que la présidence allemande a tenté de mettre sur le papier dans un règlement détaillé les trois très succincts paragraphes des conclusions de juillet 2020 sur la conditionnalité des fonds en lien avec le respect de l’état de droit dans les pays récipiendaires.

La Pologne et la Hongrie, rejointes ensuite par l’Estonie, ont prévenu leurs collègues qu’ils n’approuveraient pas les deux textes où l’unanimité était requise, la décision sur les ressources propres et le budget pluriannuel, tant que le texte sur l’État de droit – pourtant adoptable à la majorité et sans leur accord – ne correspondrait pas à leurs attentes. À cette difficulté, s’ajoutait le risque du refus par un seul Parlement national de la décision « ressources propres ».

Il aura fallu attendre le sommet du 15 décembre, six mois après la première décision des chefs d’État, pour que les trois pays réticents lèvent leur opposition après avoir obtenu un engagement politique des dirigeants de l’Union de ne pas mettre en œuvre ce nouveau règlement avant un avis de la Cour de Justice de Luxembourg si, d’aventure, elle était saisie, et il y a peu de doute qu’elle le sera par la Hongrie.

enfin, chacun de ces textes indispensables à la mise sur pied du plan de relance est soumis à négociations malgré l’accord global du Conseil européen. On peut supposer que le Conseil des ministres suivra les demandes des dirigeants européens. Mais on ne peut pas préjuger par exemple de la position des Parlements nationaux – qui doivent ratifier la décision sur les ressources propres – ou du Parlement européen qui a charge de négocier avec les ministres le libellé précis du règlement sur la facilité de relance ou l’état de droit. Et évidemment, si ces modifications s’éloignent trop des demandes initiales des chefs d’État, on risque le blocage du paquet qui avait été conclu.

C’est dire que si le plan de relance voit prochainement le jour, il s’agira d’un petit exploit institutionnel qu’il faudra mettre au crédit de la présidence allemande de l’Union (de juillet à décembre 2020), mais aussi évidemment de la gravité extrême de la pandémie.

Cet épisode, dont la conclusion reste encore à écrire, montre à la fois toute la complexité des modes de gouvernance de l’Union, mais aussi, et c’est une note plus optimiste, que face à des situations politiques et économiques gravissimes, les institutions peuvent dépasser les petites guerres intestines de la bulle bruxelloise !

Des décisions inimaginables quelques mois auparavant

Les décisions du 21 juillet ont bousculé la doxa européenne sur bien des points. Qui aurait cru que la mutualisation de la dette, pour 750 milliards d’euros, aurait pu être acceptée par les 27, quand depuis plus de 30 ans la combinaison du texte des Traités et de son interprétation la plus rigoriste en avait exclu le principe.

On se rappellera la déclaration de la Chancelière allemande, en juin 2012, dans une réunion interne avec les députés de sa majorité : « Il n’y aura pas de mutualisation totale des dettes en Europe tant que je serai en vie. »

C’est donc un changement majeur que le Conseil européen a décidé, justifié par le « caractère exceptionnel de la situation économique et sociale due à la crise du Covid-19 ». L’Union n’a pas seulement été dotée d’une très importante capacité d’emprunt, mais ce ne seront pas les États qui la garantiront, mais les nouvelles ressources propres levées par l’Union.

De plus, depuis le 19 mars 2020, sur proposition de la Commission, le Conseil des ministres des Finances, les gardiens du temple de la rigueur budgétaire, avait décidé d’activer la clause dérogatoire générale du Pacte de stabilité, pour la première fois dans l’histoire de ce dernier.

On mesurera le chemin parcouru en relisant par exemple l’interview de Michel Sapin, alors ministre des Finances, le 3 octobre 2014 au sujet dudit Pacte, même si c’était dans des circonstances bien différentes, hors pandémie : « Nous ne demandons pas une modification des règles, nous ne l’avons jamais demandé. Mais il faut tenir compte de la réalité en utilisant la flexibilité du pacte de stabilité. »

Dernière évolution surprenante : alors que depuis le traité de Maastricht, il n’est plus possible pour l’Union de voler au secours d’un état membre en danger de faillite, le plan de relance prévoit qu’une partie des fonds levés sur les marchés sera en partie attribuée aux États en difficulté, sous forme de dons et non pas de prêts, innovation quasi scandaleuse pour les tenants de l’orthodoxie budgétaire. D’ailleurs, les négociations ont bloqué sur ce point pendant des semaines. Les États dits « frugaux » exigeaient exclusivement un système de prêts remboursables. La présidente de la Commission – et le tandem franco-allemand – proposait 500 milliards de dons et 250 milliards de prêts. L’accord final s’est fait sur 390 milliards de dons et 360 milliards de prêts.

Enfin, à la surprise des observateurs, les 27 se sont entendus non seulement sur la nécessité d’augmenter les ressources propres de l’Union, mais aussi de rechercher de nouvelles ressources socialement plus utiles, comme une taxe carbone et – ô surprise – une possible taxe sur les transactions financières ! N’y croyons pas trop au vu du rapport des forces en Europe, mais quand même la voir apparaitre, cette fameuse taxe Tobin, dans un communiqué officiel du Conseil européen, qui l’aurait cru ?

Pourquoi alors toutes ces ruptures avec l’ordre établi ? Tout d’abord parce que la crise est gravissime et n’est pas, contrairement au passé, asymétrique. Elle touche à des degrés divers l’ensemble des 27 pays. Ensuite, à la lumière de cette crise, une réflexion nouvelle se fait jour sur la validité des règles contraignantes du Traité de Maastricht, pourtant renforcées à trois reprises sous forme de législation européenne ou même d’un Traité (Traité sur la stabilité et la gouvernance de 2012). Et aussi sur le fait que ces règles sont coulées dans le marbre de traités de nature constitutionnelle qu’on ne peut modifier qu’à l’unanimité.

Cette réflexion nouvelle est donc un motif d’espoir et amène aussi à s’interroger sur un éventuel nouveau rapport de forces au niveau européen.

Un nouveau rapport de forces en Europe au bénéfice de la Commission européenne ?

Ces dernières années, l’Union européenne a traversé de nombreuses crises : la crise grecque, celle de la zone euro de 2011, celle des migrations de 2015, ou celle autour de la violation de certains aspects essentiels de l’État de droit au sein d’États membres de l’Union. Souvent, le point commun entre ces crises a été la difficulté de trouver, au sein de l’Union, les instruments indispensables pour les surmonter. Ainsi, l’accord informel entre l’Union et la Turquie a certainement fait plus pour endiguer, d’une manière d’ailleurs critiquable, le flot des réfugiés que tous les textes législatifs européens sur le sujet. Et cet accord a été matérialisé par un simple communiqué de presse commun !

De même, l’ancêtre du Mécanisme européen de stabilité, le Fonds européen de stabilité financière a-t-il été créé dans l’urgence par les 28 chefs d’État en dehors des institutions de l’Union, je dirais presque contre le droit de l’Union, pour faire face à la spéculation financière contre les états du sud de l’Europe.

Au contraire, face au Covid-19, la Commission a revendiqué toute sa place dans les mesures décidées par les chefs d’État : au lieu de rechercher des instruments en dehors de la sphère de l’Union, l’ensemble des mesures prises a trouvé son origine dans des bases juridiques issues des traités. Ce qui soit dit en passant montre bien le caractère inexact des arguments de ceux qui s’opposaient par exemple, dans le passé à l’inflexibilité des critères du Pacte de stabilité ou à la mutualisation de la dette.

Mais le diable est dans les détails et la mise en œuvre du plan de relance recèle encore bien des inconnues.

Une première inconnue tout d’abord dans le contenu des projets financés : pourra-t-on lancer un cycle vertueux d’une nouvelle croissance soutenable ou retrouvera-t-on les pressions habituelles pour des réformes structurelles plus idéologiques qu’efficaces ? Les projets retenus feront l’objet d’une « peer review » de la part des autres États avant accord final. Les conditions et les critères de cette revue par les pairs devront être surveillés de près pour faire prévaloir, par exemple, la priorité climatique décidée au sommet.

Inconnue ensuite sur la procédure : un frein d’urgence a été imaginé permettant à un État de bloquer temporairement un projet d’un autre État et de référer le dossier au Conseil européen. Derrière ce mécanisme, on peut imaginer beaucoup de batailles politiques, par exemple entre les pays dits « frugaux » et certains pays du sud de l’Europe.

Inconnue, enfin, sur le caractère temporaire, expressément souligné par le président du Conseil européen, C. Michel dans son communiqué final : « L’effort de relance est ciblé, substantiel et limité dans le temps », disait-il à l’issue du sommet.

Et si, au contraire, cela inspirait une politique plus pérenne et moins temporaire de mutualisation de la dette, de solidarité entre États, et de croissance soutenable, l’Europe ne s’en sortirait que grandie ! Mais ce n’est pas en plein milieu de la crise que cette question verra le jour. C’est au moment de la sortie du tunnel « Covid-19 » que la question se posera réellement.

Rappelons-nous ce que disait l’économiste belge Paul De Grauwe en 2010 dans un article publié par le CEPS (Center for European Policies Studies) en pleine crise de la dette : « In order to stop the creeping contagion of government debt crisis in the eurozone, it is also essential that governments see the problem as a collective one, affecting all of them ».

Dans l’Union, le problème de chacun devient vite en effet le problème de tous. Cette leçon reste totalement valable pour les défis actuels que nous lance la pandémie.
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