ANALYSES

L’Essequibo guyanais disputé par le Venezuela. Bruits de bottes sur la ceinture de feu latino-américaine

Tribune
19 février 2021


L’Essequibo guyanais est un territoire de 159 000 kilomètres carrés tout au nord de l’Amérique latine que se disputent Guyana et Venezuela. L’affaire a été portée devant la Cour internationale de Justice par Georgetown, le 29 mars 2018. La CIJ s’est déclarée compétente le 18 décembre 2020. Décision saluée à Georgetown, et vivement critiquée à Caracas.

Conflit frontalier anachronique ? Ou contentieux local ayant valeur universelle, latino-américaine ? A priori, ce volcanisme verbal n’a rien à voir avec celui de la ceinture de feu qui renvoie à la tectonique des plaques particulièrement mouvante tout autour du Pacifique. Mexique, Amérique centrale, pays andins sont périodiquement victimes d’éruptions volcaniques, de tremblements de terre et de tsunamis. Mais depuis deux siècles, cette ligne géologique périodiquement brisée a un double politique, tout aussi agité. Mexique, Amérique centrale, pays andins, et bien au-delà du Pacifique américain, sont également victimes de ruptures politiques brutales. Celles-ci peuvent être internes, révolutionnaires ou dictatoriales. Elles peuvent aussi opposer deux pays voisins. Ce qui est aujourd’hui le cas entre Guyana et Venezuela. Comme bien d’autres, entre Colombie et Nicaragua, Bolivie et Chili, Belize et Guatemala, par exemple.

L’Essequibo est l’un des points chauds géopolitiques d’Amérique latine. Dormant, il a repris depuis quelques semaines, vigueur et modalité éruptives, qui ont une dimension continentale.

Quel est l’enjeu ainsi disputé ? Un territoire d’extension appréciable de 159 000 kilomètres carrés, c’est-à-dire 1/5e de la superficie du Venezuela, et 3/5e de celle du Guyana. Longtemps sans valeur économique particulière, il a pris une dimension plus attractive après la découverte de champs pétroliers. Au point que le Guyana a ignoré en 2020 la pandémie et affiche une santé exceptionnelle peut-être mal vécue par son voisin, champion des indices négatifs. Le contentieux pourtant ne peut être réduit à cette dimension pétrolière. Il remonte aux premiers moments de l’indépendance vénézuélienne. Et comme bien d’autres conflits territoriaux, le Venezuela, fort du consensus adopté à la conférence de Panama en 1826, qui avait réuni les représentants des indépendances hispano-américaines, considérait que les frontières de la capitainerie coloniale devaient être respectées. Au nom du respect des frontières héritées de la colonisation, en termes juridiques l’uti possidetis juris, en 1810 la frontière de l’Empire colonial espagnol, dans le cas d’espèce la vice-royauté de Nouvelle Grenade et celle de la possession hollandaise de Guyane se trouvait sur le fleuve Essequibo.

Ce principe de précaution a été difficilement respecté au fil des années. Sa mise en œuvre l’était bien davantage dans le cas d’espèce. Le Guyana en effet était et est resté jusqu’en 1966, possession du Royaume-Uni. Puissance influente majeure en Amérique latine, à l’aube des indépendances latino-américaines, le Royaume-Uni a multiplié les ingérences de toute nature. Il a parrainé en 1827 l’indépendance de l’Uruguay. Occupé les Malouines argentines en 1833. Le Honduras britannique a pris forme de la fin du XVIIIe siècle à 1862. C’est dans ce contexte que l’Angleterre s’est installée au Guyana, cédé par les Pays-Bas en 1814. Chargé par la couronne britannique de délimiter ce nouveau domaine, un géographe, allemand, Robert Schomburgk, a été recruté à cet effet. Il s’y est repris à trois fois à partir de 1841 pour établir un cadastre conforme aux attentes du donneur d’ordres, élargissant le domaine britannique. Passant dans sa dernière version, le fleuve Essequibo, et de fil en aiguille se rapprochant des bouches de l’Orénoque.

Les protestations vénézuéliennes se heurtant à une fin de non-recevoir, Caracas s’est tourné vers Washington. Sollicitant l’application de la doctrine Monroe, invention des États-Unis, puissance hémisphérique dominante, qui depuis 1823 avait décrété l’illégitimité de toute ingérence européenne sur le continent américain. La réponse positive des États-Unis, en 1895, a contraint le Royaume-Uni à ouvrir le dialogue. Mais le résultat de l’arbitrage négocié à Paris en 1899 a grosso modo acté le statu quo. Le Royaume-Uni a reconnu le contrôle de l’embouchure de l’Orénoque par le Venezuela. Mais il a confirmé l’attribution au Royaume-Uni de l’essentiel des terres occupées à l’ouest de l’Essequibo. Le compromis bien davantage qu’entre Venezuela et Royaume-Uni était un marchandage entre Londres et Washington. Londres reconnaissait en signant cet accord la main mise arbitrale des États-Unis sur le sous-continent latino-américain. Cette passation de tutelle « régionale » sera officiellement actée quelques années plus tard, en 1901[1].

Le traité de Paris a été dénoncé en 1949 par le Venezuela à la suite de révélations posthumes à la mort de l’un des négociateurs britanniques. Le contexte décolonisateur, des années postérieures au deuxième conflit mondial, a permis la réouverture du dossier. Sous la présidence de Rómulo Betancourt, le Venezuela a saisi les Nations unies et son Comité de décolonisation en 1962. Forcé par les circonstances internationales le Royaume-Uni accepte alors de négocier. Un accord est signé peu de temps avant l’indépendance du Guyana en 1966, à Genève, entre Londres et Caracas. Le contentieux était tout à la fois reconnu et gelé, placé sous la responsabilité du Secrétaire général de l’ONU, au cas où un compromis ne pourrait être trouvé par les parties en conflit. Le protocole de Port of Spain fixait une date butoir, pour inventer un compromis,1982. En 1982, faute de résultat, la médiation directe du Secrétaire général a été sollicitée. Le dossier est entré dans une période de sommeil prolongé. Il est vrai qu’à deux reprises sous les présidences de Carlos Andrés Pérez et de Hugo Chavez le Venezuela a pratiqué une diplomatie régionale pétrolière qui supposait une entente cordiale avec les pays de la Communauté caribéenne, et donc du Guyana, membre fondateur.

Le nouvel environnement hémisphérique créé par le président des États-Unis, Donald Trump, a poussé le Guyana à rompre le cadre bilatéral du différend. Diabolisé par les États-Unis, en crise énergétique et économique grave, contraint d’abandonner sa diplomatie pétrolière, le Venezuela est en 2018/2019 très affaibli internationalement. Georgetown a saisi cette opportunité pour porter le dossier devant l’autorité judiciaire internationale, la CIJ, la Cour internationale de justice. La CIJ s’est déclarée compétente le 18 décembre 2020. Initiative soutenue par Washington, et ses entreprises pétrolières intéressées, Exxon Mobil en particulier, par les gisements de l’Essequibo. Parallèlement, Georgetown et Washington ont signé un accord de coopération militaire le 21 janvier 2021. Le 8 janvier 2021, Nicolas Maduro a protesté et fait appel au Secrétaire général de l’ONU pour rappeler que la zone maritime de l’Essequibo relevait d’une région maritime vénézuélienne. Le 21 janvier 2021, la marine vénézuélienne a fait une incursion agressive dans les eaux de l’Essequibo. Le Canada, le Caricom (Communauté des Caraïbes), le Royaume-Uni, ont signalé leur solidarité et leur soutien aux autorités de Georgetown. À suivre …

Ce conflit territorial, fruit d’un arbitrage contesté, en rappelle d’autres, en particulier celui qui oppose Bolivie et Chili. De valeur nationale et symbolique forte, ce type de contentieux est susceptible d’emballement en raison de richesses minérales jusque-là méconnue, qui à tout moment peuvent ouvrir la voie à une instrumentalisation extérieure.

[1] Par le traité Hay-Pauncefote du 18 novembre 1901
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