ANALYSES

« Le risque, c’est l’interdépendance sans la coopération »

Interview
29 septembre 2020
Le point de vue de Sébastien Abis


Sur de nombreux dossiers, la décennie qui se termine aura été celle d’occasions manquées, voire de régressions préoccupantes. Aussi celle qui s’ouvre apparaît pleine d’incertitudes, marquée par la crise sanitaire induite par la pandémie de Covid-19. Cette dernière marquera-t-elle une rupture majeure dans le cours de l’histoire contemporaine alors que tant d’autres défis étaient déjà sur la table ? Didier Billion et Sébastien Abis se sont penchés sur les conclusions de la décennie passée et les défis de la décennie à venir au sein du dossier « 2020-2030 : Les défis de la décennie » qu’ils ont dirigé, publié dans le n°118 de la Revue internationale et stratégique.

Entretien avec Sébastien Abis, directeur de DEMETER et chercheur associé à l’IRIS, réalisé en septembre 2020.

Quels sont, selon vous, les principaux défis de la décennie qui s’ouvre ? Identifiez-vous des points de rupture à horizon 2030 ?

Avec Didier Billion, quand nous avons eu l’idée de ce numéro de la RIS, fin 2019, nous constations que la décennie 2010 avait été une décennie perdue, une décennie pour rien, avec peu de véritables avancées ou de progrès significatifs, quels que soient les dossiers, sur le plan des relations internationales. Si la pauvreté dans le monde a bien reculé, cette décennie passée n’a pas été un vecteur de l’amélioration de la paix dans le monde, de meilleur développement et de plus de coopération entre les pays ou entre les populations.

Nous avons le sentiment qu’un certain nombre de phénomènes et de préoccupations pour la décennie 2020 ont eu tendance à s’amplifier avec la crise sanitaire que le monde traverse depuis maintenant plusieurs mois, mais les problématiques restent identiques.  Surtout, la crise de la Covid-19 interroge notre rapport au monde. Au début des années 1990, le concept de « village planétaire » avait été popularisé sur la base d’une idée analysée dans les années 1960 par le sociologue et philosophe canadien Marshall McLuhan pour décrire la mondialisation, les interdépendances et les mobilités à travers la planète. Cette image de « village planétaire » voulait donner l’impression que le passage dans le nouveau siècle permettrait la pacification d’un certain nombre de territoires, le développement économique et social, la propagation des systèmes démocratiques et de certaines valeurs que nous, Occidentaux, avons cru à tort être universelles.

Aussi, la fin du 20e siècle et le début du 21e, a laissé un sentiment de relative euphorie, puisqu’il était par exemple plus facile de se déplacer, de franchir des frontières, de commercer avec la mise en place d’une monnaie commune sur le continent européen, etc. Un certain nombre de dynamiques donnait l’impression que le monde vivait à peu près dans le même « village ». Mais plusieurs chocs stratégiques ont changé la donne. Le choc du 11 septembre a montré qu’une partie de la planète s’opposait à une autre pour des valeurs religieuses, idéologiques, qui ont été à tort instrumentalisées comme des confrontations civilisationnelles. Par la suite, le choc de la crise financière et économique internationale de 2008-2009 a montré qu’un petit problème dans le système bancaire et immobilier américain pouvait se propager dans le monde entier en quelques jours et contaminer l’ensemble des bourses, des économies et des systèmes financiers. La décennie 2010 a elle été traversée par davantage de crises systémiques : problématiques climatiques, soubresauts géopolitiques permanents dans des régions comme le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, explosion des inégalités dans toutes les sociétés…

La crise du coronavirus d’aujourd’hui nous montre aujourd’hui que les interdépendances peuvent aussi créer des fragilités et des vulnérabilités. Du « village planétaire », nous avons basculé dans une phase où « la place du village » devient une référence solide. Une partie de la population, de nombreux pays, plusieurs communautés sont en train de plaider depuis quelque temps pour des replis territoriaux, de l’enfermement géographique, de la communautarisation socioculturelle. Ils expliquent que le monde ouvert est dangereux, que la différence est un problème, que l’ouverture sur l’autre peut être menaçante, que l’ouverture des économies apporte plus de difficultés pour son environnement immédiat que de solutions. Un certain nombre de propos fleurissent plaidant pour un retour au nationalisme, sur la nécessité de territorialiser les modes de vie, sur l’importance du tout local, du tout semblable. La crise du coronavirus est venue amplifier cette tendance à l’archipélisation de la société et à la primauté de l’individualisme. C’est nous contre eux et chacun pour soi à la fois.

Le risque est que cela se traduise dans les relations intersociales, mais aussi internationales. Est-ce bon pour soi et pour l’état du monde que de vouloir s’isoler ? Le protectionnisme et le souverainisme sont une chose. L’unilatéralisme et le nationalisme sont autre chose. C’est d’ailleurs sur cette ligne de crête où il est parfois difficile de cheminer que se situe l’action du président américain Donald Trump. Nous observons à quel point les glissades sont fréquentes.

La situation pourrait dangereusement s’amplifier, car ne plus désirer le monde et ses diversités, ne plus vouloir coopérer et s’ouvrir aux autres pour construire collectivement un avenir meilleur peut devenir préjudiciable, d’autant plus que pour la santé, l’innovation ou le climat, nous avons besoin de travailler davantage ensemble. Le problème ne sera pas la connectivité du monde, des États, des économies, ou des sociétés. Le problème sera d’avoir ces interdépendances sans avoir de coopérations. S’il y a interdépendance dans les faits mais pas de coopération, cela peut devenir problématique et conflictuel.

La crise du Covid-19 est-elle un révélateur de ce que vous nommez les « mondes qui viennent » ?

Elle est effectivement un révélateur comme déjà évoqué. La crise actuelle ne doit pas ouvrir un nouveau chapitre sur ce fameux « monde d’après », qui a été beaucoup commenté, et qui n’arrivera pas. Il faut que le futur soit la combinaison de plusieurs dynamiques et il y aura plusieurs futurs possibles au sein même de ce futur global.

Comme l’a très bien exprimé le ministre français des Affaires étrangères au printemps dernier, il est probable que le monde de demain ressemble à celui d’hier en pire. Un certain nombre d’indicateurs, tant sur le plan géopolitique, économique, socioculturel, que sur le plan climatique, montrent que les mondes qui viennent vont être turbulents en raison des défis qu’ils lancent aux sociétés humaines, d’autant s’ils sont traités par des réponses individualistes et unilatéralistes. La pandémie de Covid-19 met également à l’épreuve l’Union européenne qui essaie avec cette crise de resolidifier ses relations, son unité, de maintenir une volonté de faire ensemble. Il s’agit bien d’un test pour la solidité de l’unité des Européens. Il faudra davantage travailler ensemble pour réduire les risques et les incertitudes. Le danger étant qu’au cours de cette décennie à venir, la sécurité individuelle, les vulnérabilités sociales et les tensions internationales s’amplifient.

Cela dit, les mondes qui viennent seront aussi ceux de multiples innovations. Des dynamiques de transition vont s’accélérer. La crise en cours offre aussi d’innombrables opportunités. Mais celles-ci seront prises et développées par la combinaison de solutions et de volontés. Pas par un grand chambardement brutal au détriment de certains. La crise du Covid n’est pas un avertissement avant le grand effondrement. C’est une période historique de transitions multiples. Il y aura des gagnants, des perdants, des étapes et des embûches, c’est certain. Mais aussi des avancées à la sortie et du progrès dans de nombreux domaines. Une inconnue stratégique reste cependant de savoir si l’état des relations internationales peut s’améliorer après cette période de transitions. Rien n’est certain, comme indiqué précédemment.

La crise économique et financière de 2007-2008, en dépit de causes pourtant bien identifiées et des discours qui l’avaient alors suivie, n’avait pas accouché d’une remise en cause du processus de mondialisation néolibérale. Pourrait-il seulement en être autrement en 2020 ?

La mondialisation libérale comporte évidemment des excès, il faut les regarder en face et se donner les moyens de les corriger. Nous avons besoin aujourd’hui de réguler, d’orchestrer la mondialisation autrement pour faire en sorte qu’elle soit profitable au plus grand nombre et qu’elle n’amplifie pas les inégalités. Espérons néanmoins qu’il n’y ait pas rétropédalage sur le plan économique, car qui veut sincèrement vivre moins bien demain qu’aujourd’hui ou hier ? Le développement reste un moteur. La question repose sur le type de développement qui sera moteur dans les sociétés de demain.

En outre, mesurer la puissance comme nous le faisons n’a plus de sens. Il faut inventer de nouveaux indicateurs pour mesurer le progrès. Nous avons besoin de créer de nouveaux emplois et des richesses capables de respecter au maximum les ressources naturelles, les écosystèmes, les équilibres sociaux, de stimuler de la valeur partout sur les territoires pour faire en sorte que les gens puissent vivre de mieux en mieux. Pas juste vivre et surtout pas vivre à reculons ou dans l’attente d’un effondrement généralisé. Qui veut sincèrement de ce futur-là ?

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Aller plus loin avec le dossier « 2020-2030 : Les défis de la décennie » dirigé par Sébastien Abis et Didier Billion, publié dans le n°118 de la Revue internationale et stratégique.

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