ANALYSES

Espagne : monarchie et mémoire historique en dispute

Tribune
23 juillet 2020


La monarchie parlementaire, clef de voûte de la transition démocratique espagnole, est sur la sellette. Déjà en retrait et contesté pour une affaire financière, sur laquelle enquêtent les justices espagnole et suisse, le Roi émérite, Juan Carlos Ier, va-t-il être assigné à résidence ? Le gouvernement a déclaré, le 17 juillet 2020, s’en remettre au souverain en exercice, depuis le 18 juin 2014, Philippe VI. Pedro Sanchez, président de l’exécutif, avait suggéré, le 9 juillet, une modification de la Constitution permettant, après suppression de l’inviolabilité du monarque, d’ouvrir d’éventuelles procédures judiciaires concernant des actes liés à sa vie privée.

Philippe VI avait pourtant, le 15 mars dernier, suspendu le versement de l’indemnité annuelle versée à son prédécesseur. Il avait par ailleurs renoncé à ses droits d’héritier des biens de son père. Manifestement, les circonstances poussent à aller au-delà. Juan Carlos Ier serait disposé, selon des informations recueillies par la presse, à renoncer au titre de Roi émérite qui lui a été reconnu par décret le 13 juillet 2014. Cette crise dynastique et institutionnelle vient à point mal nommé. Le 11 juin 2015, Christine sœur du Roi, et son époux, actuellement emprisonné pour fraude fiscale, avaient été écartés de leur titre et de leur appartenance à la famille royale. La crise catalane est toujours béante. Et en ce premier mois d’été, propice aux souvenirs du soulèvement militaire du 18 juillet 1936, ces évènements mettent du sel sur les sept plaies héritées d’un passé dictatorial lointain, mais mal digéré.

La monarchie, chère aux forces du passé franquiste, avait été acceptée en 1976 par les partis de l’opposition démocratiques, démocrates-chrétiens, gauches, formations nationalistes catalanes, en échange d’un régime de libertés – citoyennes, individuelles et territoriales – fondé sur le suffrage universel. Ce compromis validait, par ailleurs, une loi du silence, non écrite. La transition démocratique allait être – devait être – une transition indifférente au passé, aux injustices et aux crimes commis pendant les années de dictature.

Les générations actuelles, nées bien après la mort du général Franco, peu ou mal informées du passé de leurs pays, remettent en question ces équilibres. Beaucoup sont républicains en Catalogne et indépendantistes. Les alliés du PSOE, Podemos, ont depuis la fondation de leur parti mouvement, considéré que la monarchie était une institution d’un autre âge. La droite, le Parti populaire, et désormais l’extrême droite, Vox, défendent la perpétuation de la royauté, et avec elle l’oubli d’un passé que quelques-uns d’entre eux revendiquent.

Il y a déjà quelques années, les descendants des vaincus, des républicains, exigeaient une reconnaissance minimale de leurs souffrances. Ils souhaitaient que les dizaines de milliers de leurs grands-parents, exécutés et jetés dans des fosses communes puissent bénéficier d’une sépulture. Et aussi que l’héritage physique du franquisme, noms de rues, statues, mausolée du dictateur, dans le « Valle de los caidos », soient sinon effacés du moins réévalués avec les critères démocratiques correspondant à l’Espagne d’aujourd’hui.

Un juge, Baltazar Garzon avait essayé en 2008 de forcer l’État à reconnaître les crimes commis et à identifier les disparus. Après une phase de dénombrement ayant permis de comptabiliser plus de 120 000 victimes, Baltazar Garzon a été écarté en 2012 de la fonction judiciaire. Il était en effet passé outre à la loi d’amnistie, ligotant le passé. La victoire du socialiste Zapatero en 2004 avait pourtant fait bouger les lignes. Une loi de mémoire avait été adoptée le 31 octobre 2007. L’État encourageait, sans les prendre à sa charge, la recherche des disparus de la guerre civile. Il obligeait les institutions publiques à ôter toute référence au passé franquiste.

La crise de la monarchie, ouverte depuis 2011, paralyse une institution qui aurait pu avoir un rôle actif de médiateur, au moment où les polarisations politiques s’accentuent : entre Catalans indépendantistes, Catalans autonomistes et centralistes, forces de droite et d’extrême droite « jacobines », entre autorités de Madrid et de Barcelone, entre gauche et droite espagnoles.

La monarchie non seulement s’est mise hors de tout jeu politique, en raison de sa perte de légitimité morale, mais elle est devenue un élément de crise additionnel, renvoyant à ses origines. Celle d’une monarchie, remise en selle par le général Franco, en 1969, validée le 22 novembre 1975, et acceptée contre mauvaise fortune bon cœur par le camp démocratique en 1976. Pedro Sanchez a réussi à délocaliser en 2019 le corps du dictateur. Le Valle de los Caidos devrait devenir un centre de mémoire démocratique. La vice-présidente, Carmen Calvo, a annoncé le 20 juillet 2020 que l’État allait participer financièrement et matériellement aux opérations de reconnaissance des victimes de la dictature. La répression franquiste devrait être désormais enseignée dans les écoles. Avec quelle garantie de pouvoir sauver la monarchie, calmer Podemos, et reprendre un dialogue « républicain » avec les nationalistes catalans… ?
Sur la même thématique